Arriver le premier au bureau et quitter le dernier, se montrer zélé auprès des clients, rapporter gros et gagner sa cause, accéder au prestigieux titre d’associé : entre le fait de vouloir se dépasser et celui de répondre aux attentes du cabinet, comment les avocats conjuguent-ils leur carrière avec l’arrivée d’un bébé à la maison? Les options sont restreintes. La compétitivité et la culture du monde juridique forcent bien souvent ces nouveaux papas à faire des sacrifices, au détriment de leur vie familiale.
Les professeures Diane-Gabrielle Tremblay et Marta Choroszewicz, respectivement de la TELUQ et de l’Université de l’Est de la Finlande, veulent savoir si les avocats utilisent ou non les congés de paternité offerts par l’État et ce qui motive leur choix. Elles ont interrogé 38 avocats, soit 18 Québécois et 20 Finlandais. Ils travaillent autant dans de grands, moyens et petits cabinets, qu’à leur compte. La moitié sont en pratique solo depuis plus de dix ans ou sont associés, c’est-à-dire qu’ils détiennent des parts du cabinet où ils travaillent.
Lever le nez sur un congé populaire
Les avocats québécois boudent le congé de paternité offert par l’État, dont la demande a pourtant explosé depuis sa création. Nombreux croient à tort que ce congé parental leur est refusé, se voyant davantage comme des travailleurs autonomes que des salariés. Plusieurs pigent alors dans leur banque de vacances personnelle qu’ils considèrent comme un équivalent, même s’ils travaillent souvent à temps partiel durant cette période.
« J’ai pris moins de temps que j’aurais voulu… J’ai pris quatre semaines de vacances. En tant qu’associé, le congé de paternité habituel ne s’applique pas à moi. »
– Un associé québécois de 36 ans dans un grand cabinet, père d’un enfant.
Le Québec, chef de file en matière de congé parental, est la seule province à offrir un congé exclusif aux pères. Certains, œuvrant dans un grand cabinet national, préfèrent se garder une petite gêne plutôt que de demander un congé auquel leurs collègues de Toronto ou Winnipeg n’ont pas droit. De plus, cette mesure existe depuis moins de 15 ans, ce qui explique qu’ils n’y soient pas encore habitués, ou hésitent à l’utiliser.
La situation est différente en Finlande, où le congé de paternité créé dans les années 1970, fait davantage partie de la culture du pays. Malgré tout, les avocats finlandais sont eux aussi moins nombreux à l’utiliser que la moyenne des pères au pays.
Duel entre travail et vie privée
Dans un domaine aussi compétitif que le droit, les pères avocats cèdent difficilement du terrain au profit de leur vie familiale. C’est particulièrement vrai au Québec, où on travaille davantage de façon individualiste, selon les auteures. Pour devenir associé, l’avocat doit trimer dur pendant de longues heures, acquérir de nouveaux clients et rapporter de l’argent.
Une fois le titre d’associé en poche, pas question de s’asseoir sur ses lauriers : le « vrai » travail commence. Les collègues séniors sont exigeants et observent le nouveau promu, qui doit encore prouver sa valeur. D’autant plus qu’avec la montée des nouvelles technologies, les clients s’attendent à ce qu’on leur réponde à toute heure du jour et de la nuit.
« Nos clients sont loyaux envers la firme, mais probablement encore plus loyaux à leurs propres avocats, ils créent des liens avec leurs avocats. […] Il y a toujours un risque qu’ils préfèrent un collègue ou un avocat plus jeune… Il faut rester visible et disponible. »
– Un associé québécois de 48 ans dans un grand cabinet, père de deux enfants
Les vieux de la vieille
Même si les cabinets tolèrent les congés de paternité, il en va autrement dans le discours des associés. Pour plusieurs avocats de l’ancienne garde, l’image traditionnelle du « père pourvoyeur » est encore bien ancrée. Ils voient le congé de paternité d’un mauvais œil, ce qui influence grandement le choix de leurs jeunes collègues. Par crainte ou par opportunisme, ils en viennent à l’idée qu’ils n’ont aucun intérêt à prendre un congé de paternité. Ce sera donc la carrière de leur conjointe qui devra être mise entre parenthèses, puisqu’ils la jugent plus flexible et malléable.
« C’était entendu que, en ce qui concerne ma carrière, ce n’était pas possible [de prendre un congé de paternité]. Je veux dire, je n’étais pas intéressé, personnellement, à prendre un congé parental. »
– Un associé québécois de 45 ans dans un cabinet de moyenne taille, père de deux enfants
Les cabinets ne sont pas d’une grande aide pour faire tomber ces préjugés. Plusieurs mesures de conciliation travail-famille existent, mais seulement pour les mères. Par exemple, certains cabinets montréalais compensent la différence entre le RQAP et le salaire de la mère pendant son congé de maternité, mais ne prévoient aucun dédommagement pour le père.
Que font les jeunes pères, coincés entre un milieu de travail conservateur et une société en évolution? Malheureusement, la peur d’être jugé l’emporte souvent. Ils sacrifient plus facilement leur vie familiale que leur vie professionnelle.
« Je ne voulais pas que les associés plus expérimentés me considèrent paresseux et porter le chapeau du premier homme associé à prendre un congé de paternité. »
– Un associé québécois de 41 ans dans un cabinet de moyenne taille, père de trois enfants
Le peu de pères qui utilisent le congé de paternité suivent une recette bien précise. D’abord, Ils planifient à l’avance leur départ et restent en contact avec le bureau pendant leur absence. Ils accordent aussi une plus grande confiance en leur équipe. Ils savent que personne ne tentera de subtiliser leurs clients durant leur absence. Au final, le climat est favorable à leur réussite et à la pleine utilisation de leurs compétences, en dépit de leur absence.
Des mentalités à changer
Le chemin est encore long avant de voir un nombre significatif d’avocats masculins profiter de leur congé de paternité, encore plus en ce qui concerne le congé parental partageable avec la mère. Même si la relève montre plus d’ouverture d’esprit, les employeurs, surtout ceux de milieux traditionnellement masculins, mettent encore de nombreux bâtons dans les roues aux nouveaux papas. Une autre récente étude de Diane-Gabrielle Tremblay montre que ce phénomène existe dans d’autres domaines, comme l’informatique et les jeux vidéo, pourtant considérés comme des secteurs modernes et ouverts.