La recette spéciale de crème pour les pieds, les sorties en cachette à l’adolescence, l’oncle homosexuel que l’on pensait vieux garçon… Toutes les familles ont leurs petits secrets. Des secrets qui peuvent parfois peser très lourd.
Dans certaines familles, ces secrets cachent des situations dramatiques, de violence et d’abus sexuels, physiques et psychologiques. Des tabous difficiles à lever, qui peuvent avoir des répercussions à long terme sur les relations et les comportements d’une personne, ce qui augmente les risques de transmission de cette même violence.
L’auteure de cette étude est docteure en psychologie, professeure de sexologie et chercheure en criminologie. Elle analyse la littérature scientifique dans ces trois domaines, pour mettre en perspective le rôle du secret de famille dans la perpétuation des comportements de violence sexuelle, d’une génération à une autre.
Le cycle de la violence
La plupart des personnes qui commettent des actes de violence et d’agression sexuelle en ont elles-mêmes été victimes dans leur enfance. Selon les études citées par l’auteure, on parle de 50 à 70 % des cas.
La théorie de l’« apprentissage social » aide à comprendre ce phénomène. Les enfants apprennent beaucoup en observant leurs parents et leurs proches. Si certains proches ont des comportements agressifs ou violents, ils vont influencer l’enfant. À l’âge adulte, différents troubles peuvent apparaître, notamment dans ses relations intimes et sa façon de s’occuper de ses propres enfants. On parle de transmission intergénérationnelle de la violence.
La figure 1 illustre cette théorie, sur trois générations. Une personne (G2) victime d’abus durant son enfance a plus de risques d’avoir un « style parental déficitaire » : c’est-à-dire que sa façon de prendre soin de ses enfants (G3), de les récompenser et de les sanctionner, serait plutôt incohérente, irrégulière et souvent très autoritaire. Cette personne (G2) a également plus de risques de subir des violences de la part de son partenaire, ou d’être elle-même auteure de violences.
Figure 1 : Transmission intergénérationnelle de la violence
Le « principe de continuité » expose l’idée que la violence engendre la violence. Mais il ne faut pas oublier qu’une histoire d’abus ne constitue qu’un facteur de risque. La plupart des parents ne reproduisent pas le cycle d’abus. Les personnes qui ont réussi à mettre leurs propres évènements d’abus en perspective et à sortir du déni de ce qu’elles ont vécu parviennent généralement à sortir du cycle de répétition de la violence. Autrement dit, si la plupart des abuseurs ont eux-mêmes été victimes, les victimes, elles, ne deviennent que rarement des abuseurs à leur tour.
Les mécanismes du secret
Souvent, les situations d’abus au sein des familles sont gardées secrètes. Pour aider les personnes victimes d’abus, il faut donc comprendre les mécanismes du secret. Comment et pourquoi protège-t-on le secret?
Selon leur implication dans la situation, les membres de la famille jouent différents rôles dans le maintien du secret. Certains savent ce qui se passe mais ne disent rien, d’autres ont des doutes et posent des questions, d’autres encore sont dans l’ignorance totale. L’auteure expose trois rôles principaux : le détenteur, l’ignorant et le sujet.
Le détenteur connaît la situation et préserve le secret (par exemple : un enfant sait que sa sœur subit des abus, mais n’en parle à personne).
L’ignorant ne connaît pas le secret, mais peut en ressentir les effets (par exemple : un parent ne sait pas que son enfant subit des abus, mais devine qu’il y a un malaise).
Le sujet est la personne concernée par le secret (par exemple : un enfant a subi des abus très tôt et ne s’en souvient pas. Ses parents le savent, ils détiennent un secret à son sujet).
Une même personne peut tenir plusieurs rôles à la fois (par exemple : une victime d’abus qui ne dénonce pas la situation joue à la fois le rôle de sujet et de détentrice).
Il y a trois principaux types de secrets de famille (voir figure 2). Lorsqu’il n’y a qu’un détenteur, il s’agit d’un « secret individuel ». Si au moins deux détenteurs partagent un secret à propos d’un ou plusieurs sujets, on parle d’un « secret intrafamilial » (par exemple, un enfant ignore qu’il a été abusé, alors que ses parents le savent). Si tous les membres de la famille connaissent le secret, c’est un « secret familial partagé », que les personnes extérieures au cercle familial ignorent.
Figure 2 : Le partage des secrets de famille
Une situation instable et anxiogène
Les détenteurs protègent le secret pour différentes raisons : par loyauté envers une personne, par peur du jugement, des conséquences, ou pour ne pas nuire à la famille.
En gardant le secret, le détenteur peut ressentir de l’anxiété et de l’inconfort, car il s’oblige à mentir, à détourner la conversation, ou à distordre l’information. La honte et la culpabilité le poussent à cacher ses émotions et l’empêchent de demander de l’aide. L’ignorant peut aussi ressentir une forme d’anxiété; comme il ne connaît pas le secret, il perçoit une tension inexplicable s’il évoque sans le savoir des éléments qui y touchent devant un détenteur ou le sujet. Face à l’incohérence des explications fournies, il peut se sentir confus et dérouté.
Le secret met en péril l’équilibre de la famille, et mine la confiance entre ses membres. Tant le détenteur que l’ignorant se sentent mal et vivent une situation anxiogène. Le secret est souvent instable, il existe toujours un risque qu’il soit dévoilé ou découvert accidentellement. Il crée aussi des relations de pouvoir entre les personnes; ceux qui savent peuvent faire pression sur les sujets ou les autres détenteurs, les manipuler en jouant avec leurs sentiments de honte et de culpabilité.
La transmission secrète de la violence
Le secret agit comme un masque et un amplificateur dans la transmission de la violence familiale. Garder le secret permet de protéger la cohésion de la famille. Les membres d’une famille peuvent tolérer des abus physique ou psychologique pour préserver leurs liens et leur fonctionnement, par loyauté, honte ou culpabilité. Mais à l’abri du secret, les comportements problématiques se perpétuent. Pour sortir du cycle de la violence, guérir et se pardonner, il faut dévoiler le secret, ce qui constitue aussi un danger : les détenteurs craignent de détruire les liens familiaux en exposant la situation ou de subir les conséquences d’une dénonciation. C’est une situation paradoxale et délicate, difficile à désamorcer.
N’oublions pas, cependant, que tous les secrets n’ont pas la même taille ni la même nocivité. Qui n’a jamais caché une mauvaise note, inventé un langage secret avec ses frères et sœurs, ou évité de dire à quel point il déteste le porc en gelée de tante Renée? Les cachotteries familiales, de l’ordre de l’intimité personnelle plutôt que du tabou sont monnaie courante. Elles servent également à créer des alliances positives entre leurs détenteurs et à renforcer leur relation de complicité, sans que leur dévoilement n’ait de conséquences dangereuses pour la structure familiale, ni pour ses membres.