Presque 2 % de la population canadienne ne parle aucune des deux langues officielles, d’après le recensement de 2011. Un cinquième de la population (19,8 %) a une langue maternelle autre que le français ou l’anglais[1]. La barrière de la langue affecte ces personnes au quotidien.
En santé mentale, le langage est la clé qui permet de créer un lien d’empathie entre le médecin et le patient. Comment établir une évaluation psychiatrique auprès d’une personne incapable de s’exprimer librement dans la langue du praticien? Comment interpréter les symptômes, déterminer un traitement et inciter le patient à le suivre sans connaître sa culture et son milieu?
Les interprètes en santé mentale jouent un rôle fondamental dans le fonctionnement et le succès de ces interventions. Ils représentent à la fois un allié pour le patient et un collaborateur pour le psychiatre. Ils apportent des éléments de contexte essentiels à l’analyse. Ils peuvent interpréter les attitudes et les particularités culturelles qui échapperaient au médecin, tout en présentant une certaine neutralité, ce qui ne peut être assuré par un membre de la famille.
Afin de mieux comprendre le travail méconnu de la médiation culturelle en santé mentale, les chercheurs ont exploré la littérature scientifique sur le sujet, ainsi que les guides pratiques adressés aux interprètes et aux psychiatres.
Confiance et confidentialité
La confiance est une condition nécessaire au bon déroulement d’une consultation en santé mentale; elle permet au patient de s’ouvrir et de partager ses émotions et ses expériences. Le patient doit donc pouvoir participer au choix de l’interprète. Les auteurs identifient trois importants critères de sélection. D’abord, la confidentialité doit être assurée. Dans certains cas, si l’interprète fait partie de la même communauté culturelle que le patient, ce dernier pourrait ressentir un certain malaise (par exemple s’ils résident dans le même voisinage), un malaise dont le médecin pourrait ne pas avoir conscience.
Exemple 1. Cas relevé par les auteurs – Choix de l’interprète par le patient.
Le genre peut également avoir un certain poids. Certaines femmes peuvent se sentir inconfortables en présence d’un interprète masculin. Cela devient particulièrement important dans les cas de viol ou de violence.
Un autre critère important : la continuité. Travailler avec le même interprète sur toute la durée du suivi du patient évite un stress inutile et assure une relation de confiance.
Faire appel à la famille?
Il peut être tentant de faire appel à un membre de la famille du patient, plutôt que d’engager un professionnel. Mais ces « interprètes informels » peuvent nuire à la confidentialité de la consultation et instaurer, ou ressentir, un malaise.
Une étude sur les consultations médicales familiales[2] souligne les risques associés à l’interprétation par un proche du patient. Un adulte peut orienter sa traduction pour tenter de contrôler les informations transmises et les décisions du patient. Le patient, quant à lui, peut ne pas oser révéler certaines inquiétudes en présence d’un membre de sa famille. Dans les cas de violence conjugale ou de maltraitance probables, il devient crucial de ne pas faire appel à un membre de la famille.
Si c’est un enfant qui interprète les paroles d’un adulte, il peut avoir des difficultés à traduire certains problèmes complexes, ou être choqué par un témoignage traitant de sujets délicats. D’après les chercheurs, l’enfant ne devrait fournir que des indications sommaires de la situation et céder sa place à un adulte, en cas de consultation plus complexe.
Ceci dit, la littérature ne s’accorde pas sur les répercussions potentiellement stressantes et traumatisantes d’un tel investissement de l’enfant dans la médiation. Certains courants considèrent que, à l’inverse, cela peut lui permettre de développer une plus grande confiance en lui et d’éviter une situation embarrassante à ses proches[3].
Les auteurs reconnaissent l’aide inestimable que peuvent apporter les proches d’un patient puisqu’ils sont bien placés pour comprendre son point de vue. Pourtant, ils maintiennent que la collaboration avec un interprète professionnel est nécessaire, afin d’éviter toute confusion à long terme et conserver le recul nécessaire face à la situation.
Un travail d’équipe
L’interprète doit également pouvoir travailler en collaboration étroite avec le médecin. Dans l’idéal, ils préparent la consultation ensemble. Le psychiatre peut présenter le cas, s’assurer que l’interprète se sent à l’aise et qu’il est informé des modalités particulières de la rencontre. Dans le cas où l’interprète est familier avec la culture du patient, il est invité à apporter des informations complémentaires pouvant aider à orienter la discussion et à mieux comprendre la situation.
Il est absolument nécessaire que l’interprète connaisse les objectifs de l’entrevue et le fonctionnement des tests effectués. Cela lui permettra d’avoir une attitude adaptée et de ne pas biaiser le processus d’évaluation.
Exemple 2. Cas relevé par les auteurs – Influence de l’interprète sur le déroulement de l’évaluation
L’interprète et le praticien doivent donc mettre en commun leurs savoirs pour assurer une analyse la plus fine possible, en évitant au maximum les biais culturels. Un interprète en santé mentale expérimenté, capable de naviguer aisément entre le monde du patient et celui du médecin, peut être qualifié de « cothérapeute » et former une véritable équipe avec le psychiatre.
Des économies et de meilleurs soins
Malgré leur utilité, les services d’interprétation sont peu répandus dans les établissements de santé et les professionnels, peu reconnus, bénéficient rarement de bonnes conditions de travail.
Le ministère québécois de la santé entretient une banque d’interprètes qualifiés et disponibles sur appel pour visiter cliniques et hôpitaux. Les interprètes n’ont pas de local attitré, ils doivent donc souvent patienter dans la salle d’attente avec les patients, entre deux appels.
Les responsables des réseaux hospitaliers considèrent que ces interventions sont trop coûteuses et qu’elles n’apportent aucun bénéfice clinique ou économique visibles. Pourtant, les recherches sur le sujet[4] démontrent le contraire : les patients qui ne sont pas correctement évalués et traités, pour cause d’une communication difficile, vont avoir recours plus longtemps et plus souvent aux services de santé. À long terme, l’emploi de services d’interprétation permet de réduire les dépenses et d’améliorer la qualité des soins.
Cette étude insiste donc sur l’importance d’encadrer et de systématiser la collaboration des interprètes avec les services de santé mentale. Allouer un budget adéquat, fournir des locaux dédiés, leur permettre de participer aux réunions des équipes de soin; ces mesures favoriseraient la reconnaissance de leur profession et leur intégration au système de santé.
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[1] Statistique Canada, recensement 2011
[2] Leanza, Boivin et Rosenberg, 2010
[3] Free, Green, Bhavnani et Newman, 2003; 2005.
[4] Bowen et Kaufert, 2003 – Hampers et McNulty, 2002 – Jacobs, Shepard, Suaya et Stone, 2004