Dernièrement, Mélanie a l’impression qu’elle doit toujours marcher sur des œufs pour éviter de subir la colère de son conjoint. Un simple oubli ou une petite erreur peuvent mener à des injures, voire à des coups… Elle n’est malheureusement pas la seule : comme elle, plus d’une personne sur dix est victime de violence conjugale au Québec. Psychologique, économique, physique ou sexuelle : la violence peut prendre plusieurs formes et s’avère largement sous-estimée. Portrait d’un problème social majeur, mais rarement évoqué.
Marie-Andrée Gravel et Luc Belleau analysent les données québécoises de l’Enquête sociale générale (ESG) de 2014 menée auprès de la population âgée de 15 ans et plus, afin de mieux comprendre l’ampleur des diverses formes de violence conjugale. Au total, 6254 Québécois ont participé à l’étude. L’ESG prend en compte trois types de relation : les conjoints, les ex-conjoints et les partenaires amoureux (personnes en couple depuis cinq ans et moins). Il est important de noter que la violence de la part d’un ex-conjoint peut avoir été subie pendant la cohabitation ou après la séparation.
Isolement et contrôle : la violence psychologique
Pascal s’oppose à ce que sa conjointe Julie parle à d’autres hommes. Il lui a même demandé de couper les ponts avec son meilleur ami. La jalousie de Pascal ne s’arrête pas là : il l’empêche aussi de porter des vêtements qu’il juge trop osés lorsqu’elle est à l’extérieur. Quand Julie lui reproche d’être trop jaloux, il lui répond qu’il agit comme cela parce qu’il l’aime et ne veut pas la perdre.
Plus d’une personne sur dix a subi de la violence psychologique dans les cinq dernières années. Isolement social, jalousie, paroles blessantes et menaces physiques : ce contrôle exercé dans l’intimité peut prendre plusieurs formes, et l’ESG l’évalue à l’aide de sept questions[1]. Elle n’est toutefois mesurée qu’à l’aide d’un seul énoncé dans le cas d’un partenaire amoureux, ce qui peut mener à une sous-déclaration. D’après les résultats de l’enquête, les femmes sont plus à risque de subir de la violence psychologique de la part d’un ex-conjoint que d’un conjoint ou d’un partenaire amoureux.
La violence économique : répandue, mais méconnue
Depuis qu’elle a épousé Patrick, Layla n’a jamais eu son mot à dire sur les finances du couple. Elle s’occupe à temps plein de leurs deux enfants, alors que Patrick gère tous leurs comptes bancaires et paye les factures. Acheter des vêtements pour les enfants ou pour elle-même ? Pas question ! Layla doit sans cesse demander l’autorisation de son mari avant de faire la moindre dépense et elle n’a aucune idée de leurs avoirs communs, puisque Patrick ne lui donne pas accès aux comptes bancaires.
Être tenu à l’écart du revenu familial ou être forcé de donner de l’argent ou des biens à un partenaire : la violence économique implique aussi une notion de contrôle et limite l’autonomie financière de la victime. Les femmes sont plus nombreuses que les hommes à subir ce type de violence, le plus souvent de la part d’un ex-conjoint (pendant la relation ou après la rupture). Cette mainmise économique les place dans une situation particulièrement précaire. Comment quitter le noyau familial ou envisager une séparation en l’absence de filet de sécurité ?
Des menaces aux coups : la violence physique
Les coups et les menaces font partie du quotidien d’Éloïse. Elle est victime du type de violence conjugale le plus tristement documenté. Les voies de fait, ou agressions physiques comptent en effet pour 70 % des infractions commises dans un contexte conjugal. En 2015, la police enregistre 13 462 voies de fait, et près d’une agression physique sur trois a eu lieu dans un contexte de violence conjugale[2].
La violence physique est mesurée par l’ESG à partir de neuf questions évoquant des gestes violents précis allant des menaces à l’utilisation d’une arme. Selon les données de l’enquête, un ex-conjoint est plus susceptible de perpétrer ce type de violence qu’un partenaire actuel. À l’instar de la violence psychologique, la violence physique n’est mesurée qu’à l’aide d’un seul énoncé dans le cas d’un partenaire amoureux, d’où le risque de sous-estimer de nouveau le nombre réel de victimes.
La violence sexuelle, un secret bien gardé
Marie, qui a récemment reçu une promotion, est particulièrement débordée sur le plan professionnel. Stressée et épuisée en raison des longues heures qu’elle consacre à son travail, elle est peu encline à avoir des relations sexuelles. Cependant, son copain ne prend pas son refus en considération et insiste sans relâche pour qu’elle se livre à des activités intimes, et la fait sentir coupable lorsqu’elle lui dit non.
Qu’entend-on par violence sexuelle ? C’est être forcé à se livrer à une activité sexuelle non consentie (harcèlement, manipulation, chantage émotif, etc.). Comme le montrent les chiffres de l’ESG, ce type de violence est le moins dénoncé : moins d’une personne sur cent l’aurait vécue dans les cinq dernières années, ce qui porte en effet à croire qu’elle est rarement déclarée.
Les femmes sont beaucoup plus à risque que les hommes de vivre de la violence sexuelle. Encore une fois, un ex-conjoint ou un partenaire amoureux en est plus souvent responsable qu’un conjoint de longue date. Il est probable que la violence sexuelle perpétrée par un ex-conjoint ait eu lieu alors que le couple était toujours uni.
Menaces et insistance : le harcèlement criminel
Depuis que Maxime a mis fin à sa relation avec Théo, celui-ci l’appelle et lui envoie des textos plusieurs fois par jour pour le supplier de se remettre en couple avec lui. Dernièrement, Maxime a aperçu Théo en train de l’espionner depuis sa voiture stationnée en face de son appartement. Les propos de Théo sont de plus en plus insistants et agressifs, si bien que Maxime commence à craindre pour sa sécurité.
Les femmes sont plus souvent victimes de harcèlement criminel que les hommes, et ce, particulièrement de la part d’un ex-conjoint. Même si la définition de la violence conjugale du gouvernement du Québec ne mentionne pas le harcèlement criminel, l’ESG en tient compte, car il est parfois vécu dans un contexte intime. C’est le cas, par exemple, des personnes qui vivent une situation menaçante ou qui craignent pour leur sécurité ou celle d’une connaissance.
La pointe de l’iceberg
La structure de la présente enquête comporte certaines limites : d’abord, elle ne permet pas de prendre en compte le caractère répétitif ou non des diverses formes de violence, tout comme elle ne recense pas la violence dans les relations amoureuses chez les adolescents. Par ailleurs, elle ne prend pas en compte la violence verbale, qui accompagne souvent les autres types de violence.
Mesures de confinement, télétravail, insécurité financière : en 2020, la pandémie de COVID-19 a eu pour conséquence d’amplifier la violence à l’égard des femmes, notamment en augmentant l’isolement social et en complexifiant une éventuelle rupture[3]. Les lignes d’assistance destinées aux femmes victimes de violence conjugale rapportent en effet une explosion du nombre d’appels depuis la mise en place des mesures sanitaires au printemps 2020. À cet égard, SOS violence conjugale a publié un document comprenant des ressources pour soutenir les victimes de violence en temps de pandémie.
[1] Pour plus d’informations, consultez la page 34 du Compendium d’indicateurs sur la mesure de la violence conjugale au Québec (ISQ, 2017) : https://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/sante/environnement-social/violence-couples/compendium-violence.html
[2] Chevrier, Faucher et Béland. « La violence conjugale en chiffres », Le Devoir, 25 février 2020. Pour en savoir plus : https://www.ledevoir.com/documents/special/20-02_violence-conjugale-quebec/index.html
[3] Berthou. « Les violences conjugales au temps de la Covid-19 », Conseil du statut de la femme, 28 mai 2020. https://csf.gouv.qc.ca/article/publicationsnum/les-femmes-et-la-pandemie/sante/les-violences-conjugales-au-temps-de-la-covid-19/