Coralie, 17 ans, est atteinte d’une maladie génétique qui entraîne une déficience intellectuelle et un handicap moteur sévère. Nécessitant une surveillance constante et des soins importants, une équipe de soins pédiatriques la suit en permanence. Ses parents redoutent sa majorité, car elle est synonyme de passage aux soins adultes. Ne pas être suffisamment préparés face à cette transition ou devoir se battre pour trouver des services adaptés aux besoins de leur fille : voilà leurs plus grandes craintes.
Si, pour certaines familles, ce transfert est associé au déclin des capacités du jeune et à la recherche de nouveaux services, pour d’autres, il signifie la fin de sa vie et le début des soins palliatifs. En traversant cette étape, les familles ont souvent l’impression de perdre tous leurs repères.
C’est le constat de Manon Champagne et Sophie Côté, chercheuses en sciences de la santé à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, et Suzanne Mongeau, chercheuse en travail social à l’Université du Québec à Montréal. Leur objectif : mieux comprendre l’expérience de transition aux soins adultes de jeunes âgés de 17 à 23 ans atteints d’une maladie orpheline grave[1] et de leur famille. Pour ce faire, elles interrogent six mères, deux couples et un jeune atteint d’une maladie orpheline grave.
Pas de répit pour les parents
Répit pédiatrique, équipe spécialisée, services éducatifs : la transition vers les soins adultes entraîne la suppression de nombreux programmes qui permettaient aux parents d’organiser leur vie familiale. Pour plusieurs, l’une des pertes les plus importantes est sans équivoque celle du répit pédiatrique, un service qui prend en charge les enfants malades et dont l’accès cesse lorsque le jeune devient adulte. Ce précieux sésame est pourtant un gage de temps pour eux et leur couple. Par exemple, Clara et Marc, parents de jumelles de 23 ans, racontent qu’ils « n’ont pas eu une journée à eux depuis deux ans ».
Sur le plan scolaire, l’enfant cesse d’avoir accès à une école spécialisée lorsqu’il atteint 21 ans. Pour les parents, on parle davantage d’un combat que d’une fête ! Du jour au lendemain, ils se voient retirer leur « filet de sécurité », et doivent alors chercher une école pour adultes ou un centre de jour. Sans compter les coûts associés et les longues listes d’attente qui en refroidissent plusieurs. Résultat : de nombreux parents sont contraints de diminuer leurs heures de travail, voire de quitter leur emploi pour pouvoir s’occuper de leur enfant. D’autres font le choix déchirant de déménager pour se rapprocher d’un établissement spécialisé.
« On est attachés à notre maison. Le cœur est ici, mais la tête me dit : “Il faut que je m’en aille.” C’est ça que je dis à Alain. Lui, il ne veut pas partir d’ici, je le comprends. »
— Marie, mère de Béatrice, 20 ans.
Perdre des services… et une famille
Perdre une famille : c’est l’impression qu’ont les parents lorsque vient le moment de quitter l’équipe de soins spécialisée qui s’occupe de leur enfant depuis tant d’années.
« C’était devenu une famille. On n’avait pas à raconter à chaque fois tout l’historique médical. […] Il y a eu une peine émotive, un déchirement de quitter cette équipe-là. Les filles vivaient beaucoup d’anxiété. Où on allait aller ? »
— Clara, mère d’Hélène et Hillary, âgées de 23 ans.
Ils n’ont alors plus d’autre perspective que de prendre leur mal en patience… et de déplorer les suivis moins réguliers dans les soins aux adultes.
« Les retours d’appel, ça peut prendre des semaines et des semaines. […] Tandis que [dans le milieu pédiatrique], si on compare, quand on appelait à la clinique, […] on pouvait avoir un retour d’appel dans la journée. »
— Clara, mère d’Hélène et Hillary, âgées de 23 ans.
En plus de subir la perte de nombreux services et intervenants au rôle plus que significatif pour eux, ils doivent s’adapter à un nouveau milieu dont la culture est bien différente de celle des soins pédiatriques.
« De la manière que je vois ça, on n’a pas le temps de niaiser. On est avec des adultes alors : “Sois clair et envoie. Tes besoins, dis-les.” »
— Louise, mère de Marco, 18 ans.
Les parents : indispensables à l’enfant, écartés du système
Au-delà de ces pertes tangibles, cette transition entraîne aussi son lot de pertes symboliques. Après tant d’années passées au sein de la communauté pédiatrique, dont les valeurs sont centrées sur l’enfant et sa famille, les parents se sentent délaissés par le système destiné aux adultes, où ils n’ont plus vraiment leur mot à dire. Abandon, voire menace à leur identité de parent : ces changements sont tout sauf anodins.
« Quand on se retrouve dans le système adulte, on dirait que nous, en tant que parents, on n’existe plus dans le système. Ils vont donner des soins à Béatrice, mais nous, on n’a plus rien. »
— Marie, mère de Béatrice, 20 ans.
« On ne nous appelle plus des parents, on nous appelle des aidants naturels ! »
— Nicole, mère de Karl, 20 ans.
Fixer la transition en fonction de l’âge : une « absurdité » selon certains parents. L’âge mental ou le niveau de développement de l’enfant seraient, à leur avis, des critères plus pertinents. Qu’en est-il des familles où l’enfant n’a pas de déficience intellectuelle ? Comme il est en mesure de bien s’exprimer, il a alors l’occasion d’intervenir davantage dans les décisions le concernant. Les parents, de leur côté, sont fiers de voir leur enfant acquérir plus d’autonomie, mais doivent aussi apprendre à « lâcher prise » pour lui laisser plus de place.
« Ça a ses bons points parce que tu te dis “Oui, je suis capable de m’arranger par moi-même. Je suis capable de parler”, mais en même temps, ça stresse pour certaines affaires. »
— Marco, 18 ans, atteint d’une maladie dégénérative n’ayant pas d’impact sur le plan intellectuel.
Aider les autres pour s’aider soi-même
Malgré leur horaire chargé, plusieurs parents trouvent le temps et l’énergie de s’impliquer au-delà de leur sphère familiale : mise sur pied d’une fondation dédiée à la recherche sur la maladie de leur enfant, création d’un organisme de soutien pour les familles d’enfants malades, mentorat, etc. Bénéficier de l’aide d’autres parents qui traversent les mêmes difficultés, et pouvoir les soutenir en retour vient apaiser leur douleur et leurs craintes.
« J’ai toujours eu comme principe que ce que j’étais capable de faire, alors que d’autres n’étaient pas capables de le faire, je me devais de le faire. »
— Sonia, mère de Jacques, 18 ans.
Une transition plus sereine, c’est possible
Pour les jeunes atteints de maladies ou de handicaps graves et leur famille, le passage souvent précipité de la communauté pédiatrique à celle des adultes vient complexifier une situation déjà éprouvante. En plus d’être vécue comme une rupture ou un abandon, il entraîne une « non-reconnaissance de l’histoire du jeune, de l’histoire familiale et, pour les parents, de leur rôle de mère ou de père ».
Comme le soulignent les auteures, peu de moyens sont mis en place pour aider les familles à surmonter cette étape cruciale. Comment les soutenir ? D’abord, en tenant compte du niveau de développement du jeune, de ses besoins spécifiques et de son état de santé, plutôt que de simplement fixer le transfert en fonction de l’âge. Par la suite, si la condition du jeune le permet et que la transition est souhaitée, organiser des rites de départ et d’accueil pourrait permettre aux familles de vivre cette période plus en douceur.
En 2020, un projet de loi visant à reconnaître et à soutenir les proches aidants a vu le jour. Le gouvernement s’est notamment engagé à diversifier les services de répit au Québec et à ouvrir huit maisons Gilles-Carle sur une période de quatre ans. Une autre piste de solution : l’Hôpital de Montréal pour enfants a élaboré un document intitulé 18 étapes jusqu’à 18 ans ! dans le but d’accompagner les parents, étape par étape, et de diminuer leurs inquiétudes.
[1] Les diagnostics des jeunes sont les suivants : encéphalopathie épileptogène, syndrome d’Andermann, syndrome de Rett, syndrome de Zellweger, syndrome de translocation des cellules, dystrophie musculaire de Duchesne, sans diagnostic (épilepsie sévère, retard de croissance physique et retard intellectuel sévères).