Qu’elles soient conjointes, mères, filles ou amies, celles qui prennent soin d’un proche malade ou âgé n’échappent pas au « deuxième shift » qui les attend après le travail. Pour couronner le tout, cette « génération sandwich » assume bien souvent des responsabilités parentales en plus. Les femmes, davantage impliquées dans la proche aidance, sont aussi plus nombreuses à y consacrer plus de 20 heures par semaine. Comment parviennent-elles à concilier ce rôle, leur travail rémunéré et leur vie familiale ? Si certaines parviennent à garder l’équilibre, d’autres se sentent débordées, ou encore quittent leur emploi pour prendre soin de leur proche.
C’est le constat que font Mélanie Gagnon et Catherine Beaudry, respectivement professeure en relations industrielles et en gestion des ressources humaines à l’Université du Québec à Rimouski. Leur objectif ? Comprendre l’expérience et les besoins des aidantes en emploi. Pour ce faire, elles interrogent 42 proches aidantes âgées de 18 à 68 ans qui occupent un emploi ou qui l’ont quitté pour s’occuper d’un proche. Les auteures identifient quatre types d’aidantes : « en équilibre », « débordée », « décrocheuse » et « cavalier seul ».
Proche aidante, synonyme de pilier ou de fardeau ?
Être proche aidante : un fardeau solitaire, selon les femmes interrogées. Dans les rares cas où elles reçoivent de l’aide de la part des membres de leur famille, celle-ci est non seulement minime, mais aussi teintée d’une division traditionnelle des tâches. Par exemple, les hommes s’occupent plus souvent de l’entretien de la maison et des travaux extérieurs — qu’ils peuvent effectuer au moment choisi —, alors que les femmes sont davantage responsables des soins personnels et des travaux ménagers, des tâches qui doivent être réalisées à des heures fixes et sur une base quotidienne.
Figure 1. Estimation du nombre (en milliers) de proches aidants et de proches aidantes selon le type d’aide fournie et le sexe, Québec, 2012[1]
Conciliation réussie : l’aidante en équilibre
Malgré leur rôle d’aidante, certaines réussissent à harmoniser leurs responsabilités professionnelles, parentales et de soins sans trop de difficulté. Comment y parviennent-elles ? Elles bénéficient de mesures de conciliation au travail (ex. : horaire flexible, télétravail) ou peuvent compter sur l’aide des membres de leur famille.
« J’ai vraiment un bel amalgame. […] Si je change de boss, ça ne marchera peut-être pas et si je changeais de collègues, ils ne seraient pas trop chauds à l’idée de m’accommoder. Donc là, je suis dans une belle période. On se reparle l’année prochaine, ce sera peut-être plus comme ça ! »
— Une femme de 41 ans, conseillère syndicale et proche aidante de sa fille atteinte d’une maladie orpheline.
Dans la majorité des cas, leur employeur est empathique et cherche des moyens concrets pour les soutenir. Exit la source de stress : leur emploi devient une bouée de sauvetage indispensable pour décrocher de leur quotidien mouvementé.
« Quand je viens au travail, j’ai l’impression d’être compétente ! Parce que des fois, dans mon rôle d’aidante je me dis : je fais-tu la bonne affaire ? Je ne le sais pas, je ne peux pas l’évaluer ! […] Au moins ici je sais ce que je fais, ce n’est pas émotif. Chez nous j’ai l’impression de nager en eaux troubles. »
— Une femme de 44 ans, orthopédagogue et proche aidante de son fils autiste.
Tenir le coup, coûte que coûte : l’aidante débordée
Conserver son emploi de peine et de misère pour joindre les deux bouts : voilà la réalité des aidantes débordées. En dépit de leur quotidien mouvementé, elles hésitent à demander des mesures de conciliation par crainte d’un éventuel jugement de la part de leur employeur ou de leurs collègues. Pourtant, la prise en charge de leur proche ne se limite pas au temps passé avec lui : leur réalité d’aidante les suit jusqu’au travail.
« C’est la charge émotive qui est le plus difficile. Il se plaint souvent qu’il s’ennuie et il m’appelle souvent au travail. Ça part mal une journée quand tu te sens coupable de le laisser pour aller travailler. »
— Une femme de 58 ans, proche aidante de son conjoint invalide à la suite d’un accident.
Quand la conciliation est impossible : l’aidante décrocheuse
Concilier seule soins à un proche, emploi et responsabilités parentales : mission impossible dans certains cas. Que se passe-t-il lorsque les aidantes débordées n’en peuvent plus ? Elles démissionnent ou demandent un arrêt de travail pour s’occuper de leur proche. Bien souvent, les autres membres de leur famille ne peuvent pas — ou ne veulent pas — s’impliquer, puisqu’ils sont trop éloignés ou trop occupés sur le plan professionnel.
« Ils ne veulent rien savoir de prendre soin de quelqu’un, d’un parent ou d’un handicapé. Mon frère qui a une maison sur le même terrain, il apportait le courrier. Moi, je faisais tout le reste. »
— Une femme de 57 ans, qui a quitté son emploi de secrétaire pour prendre soin de son père en fin de vie.
Celles qui sont sous le joug d’un employeur plus ou moins conciliant sont plus à risque de réorienter leur carrière, de dire adieu à une promotion ou de quitter leur emploi.
« Ma mère ne peut plus rester seule, elle est trop faible avec son cancer. Elle en a plus pour longtemps. Je retournerai travailler quand elle sera morte. »
— Une femme de 18 ans, serveuse et proche aidante de sa mère en fin de vie.
La discrétion avant tout : l’aidante de type cavalier seul
Certaines aidantes font profil bas et choisissent de ne pas informer leur employeur de leur situation. Pourquoi cette décision ? Parce que leur milieu de travail offre des mesures de conciliation à tous les employés, ou bien parce qu’elles considèrent ne consacrer qu’un petit nombre d’heures par semaine à aider leur proche.
« Mon supérieur et mes collègues ne savaient pas que je prenais soin de ma mère malade. Je suis de nature discrète. Je me disais que chacun a ses problèmes. Je n’ai jamais rien demandé à mon patron, sauf quelques fois pour rentrer plus tard, mais il ne savait pas pourquoi. »
— Une femme de 55 ans, secrétaire et proche aidante de sa mère âgée (diagnostics multiples).
Seul bémol : ne pas informer leur employeur signifie aussi ne pas recevoir de soutien émotif en période de crise, notamment si l’état de santé de leur proche se détériore.
La politique nationale pour les personnes proches aidantes : une solution ?
Selon l’évolution de l’état de santé de leur proche ou du soutien reçu, les aidantes peuvent bifurquer d’un type de profil à un autre. Par exemple, une aidante « en équilibre » peut devenir « débordée » à mesure que progresse la maladie. Comment faciliter leur quotidien ? En instaurant des programmes de conciliation plus larges que ceux présentement offerts, qui ne sont pas adaptés à leur réalité.
Pour y parvenir, les chercheuses proposent d’élargir l’article 10 de la Charte québécoise pour y inclure le motif de discrimination « situation de famille », à l’instar de la Loi canadienne sur les droits de la personne[2]. Un tel changement permettrait aux personnes proches aidantes de revendiquer leurs droits fondamentaux et obligerait les employeurs à mettre en place des mesures d’accommodement à leur intention. La politique nationale pour les personnes proches aidantes, dévoilée en avril 2021, fera-t-elle aussi partie de la solution ? Les attentes sont aussi grandes que le temps pris pour dévoiler son plan d’action, qui paraîtra à l’automne 2021.
[1] Données de l’Institut de la statistique du Québec dans le rapport du Conseil du statut de la femme « Les proches aidantes et les proches aidants au Québec : Analyse différenciée selon les sexes » (2018) : https://bit.ly/3voOx05
[2] La Loi canadienne ne protégeant que les personnes employées par le gouvernement fédéral ou celles œuvrant au sein d’entreprises dites fédérales, une frange importante des aidants québécois ne peut s’en prévaloir.