Droits des enfants nés hors mariage, légalisation du mariage homosexuel, et reconnaissances des familles recomposées et des conjoints de fait : autant de preuves de l’éclatement des comportements amoureux et conjugaux des individus. Mener sa vie conjugale comme on le souhaite est-il vraiment laissé à la discrétion des Québécois et Québécoises ? Selon le droit de la famille, tout dépend du nombre de personnes impliquées dans la relation amoureuse.
C’est le constat de Michaël Lessard, avocat et candidat au doctorat en droit à l’Université de Toronto, qui réfléchit à la façon dont le droit québécois favorise le « monoamour », soit la situation de deux partenaires sexuels, ou romantiques, ou qui cohabitent. Cette orientation privilégiée précarise les relations « polyamoureuses », soit, juridiquement, la situation de plus de deux partenaires. L’auteur constate en effet que l’on considère plus logiquement le monoamour comme la norme dans les relations amoureuses. Que ce soit le nombre limité de parents par enfant, la prestation de soins, les aides financières entre conjoints et conjointes, ou les fausses croyances, la justice québécoise actuelle ne semble pas reconnaitre certains droits des personnes en relation polyamoureuse.
Le polyamour, une question de qualité et non de quantité
Le polyamour, une question d’éthique ou de nombre de partenaires ? Entre ce que disent les personnes impliquées et la loi, il y a tout un monde ! Quelle est la définition la plus souhaitable ? D’après Michaël Lessard, c’est celle qui se rapproche le plus de la manière dont les personnes polyamoureuses se reconnaissent elles-mêmes, et qui place donc les sentiments et les principes éthiques et moraux au premier plan. Les milieux polyamoureux valorisent, d’abord et avant tout, le consentement, la transparence et la liberté entre les partenaires. L’auteur s’appuie sur la définition de l’Office québécois de la langue française qui considère le polyamour comme une «[p]ratique consistant à entretenir plusieurs relations amoureuses à la fois avec le consentement des personnes concernées.»
Le pas de deux de la conjugalité et de la parentalité
Le droit des familles : coincé entre tradition et volonté de définir numériquement la conjugalité et la parentalité ? C’est le moins que l’on puisse dire ! Mais cette perception restreinte fait surtout état d’un vide juridique concernant certaines structures conjugales. La dualité est une règle juridique: « conjoint.e » repose sur « deux partenaires », le mariage est ainsi l’union de deux personnes, et l’union civile, celle de deux personnes en couple qui font vie commune. Enfin, seuls deux parents peuvent détenir l’autorité parentale d’un enfant. Bref, les relations monoamoureuses ont définitivement le gros bout du bâton…
La suite logique ? Les textes juridiques qui décrivent le polyamour de manière purement numérique, faisant fi de sa dimension éthique. À titre d’exemple, l’auteur déplore l’approche de l’Institut canadien de recherche sur le droit de la famille qui définit le polyamour comme une « [p]ratique ou condition se caractérisant par la participation à plusieurs relations intimes simultanément ». Selon lui, une telle définition réductrice nuit à la reconnaissance de la pratique polyamoureuse comme forme de conjugalité ou de parentalité légitime.
«[L]e droit fait généralement fi de l’amour, des sentiments connexes et de l’éthique relationnelle dans la construction du concept de conjoint.e. Il définit essentiellement la conjugalité sur le critère numérique de deux partenaires […]»
(Michaël Lessard)
Il ne fait pas bon d’être un parent polyamoureux au Québec…
La limite juridique de deux parents: nuisible pour le parent polyamoureux, et loin d’être dans l’intérêt de l’enfant. En effet, trois personnes polyamoureuses (ou plus) ne peuvent avoir une relation juridique égale. Seules deux d’entre elles, celles qui agissent à titre de « parents civils », exercent l’autorité parentale. Un (ou plusieurs) des parents est ainsi exclu des décisions liées à la garde, à la surveillance et à l’éducation de l’enfant. Bien sûr, au-delà des textes de loi, l’avis de ce troisième joueur peut compter dans la pratique quotidienne. Mais en cas de difficultés relatives à l’exercice de l’autorité parentale, le Code civil du Québec permet seulement aux parents reconnus légalement de faire appel au tribunal. Un écueil dans la définition qui peut amener les parents civils à utiliser les textes de loi pour faire définitivement valoir leurs droits au détriment de toute autre personne, nonobstant la force du lien que cette dernière entretient avec l’enfant. Certes, le parent non civil peut espérer obtenir la garde de l’enfant à titre de « tiers significatif ». Maigre consolation quand on sait que les tribunaux l’accordent difficilement lorsque deux parents civils s’occupent adéquatement de l’enfant… Finalement, l’obtention d’un droit de visite est une option éventuelle, mais ne se conjugue jamais avec un rôle de premier plan, selon l’auteur .
Les privilèges des « conjoints »
L’étiquette de « conjoint » ou « conjointe » vient avec de nombreux « privilèges » sociaux et économiques desquels les personnes polyamoureuses sont exclues. Tout d’abord, lorsqu’une personne majeure est inapte à consentir à des soins médicaux, le Code civil du Québec prévoit une hiérarchie de personnes qui peuvent le faire en son nom. Il privilégie d’abord le conjoint ou la conjointe, puis les proches parents ou une « personne qui démontre un intérêt particulier ». Qu’advient-il lorsque cette situation survient dans une relation polyamoureuse ? Bien qu’elles côtoient probablement la personne inapte régulièrement et intimement, les personnes polyamoureuses ne peuvent s’assurer d’être entendues, car un proche parent pourrait se faire entendre plus fort. Certes, elles peuvent mettre en place un mandat d’inaptitude, qui permet à une personne d’en désigner une autre à l’avance pour veiller à son bien-être, et pour administrer les biens dans l’éventualité où elle serait incapable de le faire elle-même. Cela dit, de tels processus sont coûteux en temps, en ressources financières, et requièrent une certaine connaissance du droit québécois.
Ensuite, les personnes polyamoureuses n’ont pas accès aux programmes d’aide économique gouvernementaux tels que l’allocation pour conjoint du Programme de sécurité de vieillesse ou les mesures d’allègements fiscaux provinciales et fédérales. Encore une fois, ces dispositifs sont l’apanage des personnes monoamoureuses.
Ce ne sont là que quelques exemples des avantages de correspondre à l’étiquette juridique de « conjoint » ou « conjointe ».
Polyamour, polygamie, adultère: un amalgame juridique dangereux
En faisant fi des principes moraux particuliers des relations polyamoureuses, le droit québécois risque d’associer le polyamour à des comportements interdits, tels que la polygamie, la bigamie ou l’adultère. Selon l’article 172 du Code criminel, une personne est passible de deux ans de prison pour corruption d’enfants si elle participe à un adultère là où demeure un enfant, puisqu’elle met en danger ses mœurs ou rend la demeure impropre à sa présence. Dans la même veine, rappelons l’article 293 du Code criminel qui interdit la polygamie. Sans remettre en question la pertinence de ces articles de loi, l’auteur explique, toutefois, qu’ils peuvent représenter une menace pour la pratique polyamoureuse, s’ils sont mal interprétés…
La réalité du polyamour: une longueur d’avance sur sa définition
En somme, la considération rigide et numérique des concepts de « conjoints » et de « parents » favorise les relations monoamoureuses et s’avère discriminatoire pour d’autres formes de relations intimes. Il s’avère donc nécessaire que les définitions juridiques du polyamour s’éloignent de ces critères pour prendre en compte sa dimension éthique. De plus, compte tenu des naissances d’enfants dans des ménages polyamoureux, une réforme du droit des familles s’avère nécessaire afin d’assurer, à tout le moins, la protection des enfants présents en cas de séparation dans ce type d’union. À ce sujet, plusieurs juges, tels que Gary D.D. Morrison de la Cour supérieure du Québec, militent pour la reconnaissance d’un troisième parent, ou de la pluriparentalité, dans l’intérêt d’un enfant. La réforme du droit de la famille, que juristes et sociologues attendent depuis plusieurs années, rendra-t-elle compte de ces changements de mœurs ?