Destination : Montréal ! C’est en effet dans la métropole québécoise que la grande majorité des immigrants haïtiens au Canada choisissent de s’installer depuis les années 1960. Neuf immigrants haïtiens sur dix s’établissent au Québec, dont la presque totalité à Montréal, selon Statistique Canada[1], Bien qu’ils soient nombreux, on en sait encore assez peu sur l’expérience d’immigration des néo-Québécois d’origine haïtienne.
Dans cette étude, Gina Lafortune, professeure au département d’éducation et de formation spécialisée de l’UQAM, tente de comprendre les « trajectoires sociomigratoires » des familles haïtiennes établies au Québec. La chercheure définit l’expression « trajectoire sociomigratoire » par « le chemin parcouru et les routes empruntées par ces familles d’Haïti au Québec, les projets qu’elles portent, les défis qu’elles rencontrent, les ressources qu’elles mobilisent, les relations qu’elles développent, et plus encore ». Dans le cadre de cette étude, l’auteure a rencontré les membres de neuf familles (surtout les mères) d’origine haïtienne installées au Québec depuis 5 à 20 ans. Le recrutement des familles s’est fait par le biais d’organismes communautaires de l’arrondissement Montréal-Nord.
Un objectif commun : l’avenir des enfants
Les trajectoires sociomigratoires sont diversifiées. Chacune est marquée par l’expérience de la famille avant et après l’immigration, ainsi que par les ressources dont elle dispose (argent, réseau social, etc.). Toutefois, les enfants sont toujours au cœur du projet d’immigration de ces familles. La « réussite » du projet d’immigration repose sur la sécurité, le bien-être et l’avenir des enfants.
Toutefois, les difficultés socioprofessionnelles des parents et les conditions de vie précaires peuvent les empêcher d’exercer le contrôle voulu auprès des enfants en ce qui a trait au parcours scolaire, aux fréquentations et aux passe-temps. L’inquiétude des parents se manifeste de façon plus aigüe à l’égard des garçons adolescents, jugés influençables par les gangs de rue.
« Leur plus grande fierté réside dans la réussite scolaire et socioprofessionnelle de leurs enfants et leur plus grande peur dans le décrochage scolaire et la délinquance. »
Entre déclassement social et nouveaux départs
Certains parents éprouvent de l’amertume par rapport à leur expérience d’immigration ; le Québec ne reconnait pas toujours les diplômes et expériences professionnelles acquis en Haïti. Cette déqualification socioprofessionnelle accentue l’espoir d’un avenir meilleur pour les enfants.
« Quand je suis arrivée ici et que j’ai donné tous mes diplômes, ils les ont tous mis ensemble et ils m’ont dit que je pouvais entrer en première année de cégep ou universitaire [rires]. Hein ? Avec tous les efforts que j’avais faits ? Ils ont évalué tout ça dans un petit papier bleu [rires]. »
À l’inverse, d’autres familles ont vécu l’expérience de l’immigration de manière plus positive. S’il y a toujours bel et bien rupture, elle est compensée par l’idée d’un nouveau départ, d’un avenir plus rassurant.
«Pour d’autres familles, l’immigration est l’occasion de repartir sur des nouvelles bases et de tenter de nouvelles expériences. Elle leur permet de rompre avec un passé difficile, de voler de leurs propres ailes loin d’un certain carcan familial ou communautaire, ou encore de réaliser un rêve longtemps chéri de voyage, de formation ou de carrière.»
La diaspora haïtienne
Les trajectoires sociomigratoires ne sont pas linéaires, mais semées d’embûches et marquées par différents facteurs : séparations, retrouvailles heureuses ou difficiles, séjours intermédiaires dans d’autres pays, contacts fluctuants avec le pays d’origine…
Le plus souvent, c’est l’un des parents qui amorce seul les démarches d’immigration, avec le projet d’une réunification rapide de la famille. Mais beaucoup de familles doivent reporter ces retrouvailles, parfois de plusieurs années, à cause de complications administratives ou financières. Dans ces familles, décomposées puis recomposées, chacun peut éprouver des difficultés à (re)trouver sa place par rapport aux autres ; les liens affectifs peuvent s’être distendus.
Certaines familles ont effectué un séjour de quelques années aux États-Unis avant de s’établir au Québec ; d’autres effectuent des va-et-vient entre Haïti, les États-Unis et le Québec. Ainsi, des liens et des réseaux se développent de façon « transnationale » créant de nouveaux sentiments d’appartenance et identités collectives.
Cette mobilité engendre toutefois de l’instabilité chez certains enfants, notamment à cause des changements fréquents d’écoles. D’autres enfants perçoivent positivement cette façon de vivre, qualifiée d’« harmonieux métissage ».
Une jeune interviewée se « considère comme membre d’une diaspora haïtienne en Amérique du Nord, avec des racines profondes en Haïti. Elle se dit de cultures haïtienne, québécoise et américaine, et parle couramment créole, français et anglais à la maison » (p.21-22).
L’immigration des Haïtiens au Québec se poursuit depuis plus de 50 ans; une deuxième et même une troisième génération sont nées ici. Aujourd’hui, les jeunes Québécois d’origine haïtienne représentent 43 % de la communauté haïtienne du Québec[1]. Comment l’immigration haïtienne en sera-t-elle affectée ? Le parcours sociomigratoire sera-t-il facilité par la présence grandissante d’une communauté bien établie au Québec, ou au contraire, l’expérience sera-t-elle plus difficile si un nombre grandissant de membres de la communauté n’ont jamais connu le périple de la grande traversée ?