Les disputes sont chose commune lors des séparations. Mais les insultes, les mensonges et le ressentiment qui s’éternise peuvent causer un tort réel aux enfants coincés entre leurs parents. Les intervenants en protection de la jeunesse entrent alors en scène : il faut aider les petits souffrant de maltraitance psychologique due à ce que l’on appelle « les conflits sévères de séparation ». Mais entre les multiples déclarations, les signalements de part et d’autre, la médiation familiale, les juges et les avocats, protéger l’enfant devient un vrai défi. Où tracer la ligne? La réponse peut vite devenir difficile à trouver sous la pile de travail qui s’accumule.
Les chercheurs Élisabeth Godbout (postdoctorante en psychologie, UQTR), Michael Saini (professeur, faculté de travail social, Université de Toronto) et Catherine Turbide (doctorante, travail social, Université Laval) veulent connaître l’opinion des intervenants de la protection de la jeunesse au sujet des conflits sévères de séparation. Grâce à un questionnaire en ligne adapté d’une recherche semblable menée par l’Association ontarienne des sociétés de l’aide à l’enfance, ils recueillent les propos de 309 intervenants de quatre établissements de santé et de services sociaux du Québec. Ils partagent leur expérience face à cette nouvelle forme de maltraitance psychologique.
De quoi parle-t-on? Difficile de s’entendre
Les conflits sévères de séparation, facile à discerner? Bien au contraire. Où se trouve la ligne entre la banale dispute et les altercations traumatisantes? Selon les auteurs, bien que ces conflits soient de plus en plus étudiés, aucune définition n’apparaît dans la Loi sur la protection de la jeunesse ni au sein des établissements de santé. Quelle direction donner alors à leur gestion de ces conflits? Les intervenants sont partagés. Seule une faible majorité croit que leur organisation a une explication claire sur ce qui détermine les « conflits sévères de séparation ».
Quelle définition donnent les intervenants à ces conflits? Ils les décrivent en pointant du doigt le comportement des parents : dénigrer l’autre, refuser toute communication, ne pas faire le deuil de la rupture, exposer l’enfant au conflit ou à la violence, le pousser à choisir entre ses deux parents, déformer la réalité et être insensible à ses besoins. Plusieurs mentionnent aussi que ce type de conflits se prolonge dans le temps, qu’il est récurrent, voire chronique.
Certains prennent également en compte les impacts sur l’enfant, sans préciser leur nature, parlant de « séquelles », ou de « répercussions importantes ». D’autres évoquent plutôt un conflit de loyauté pour l’enfant, ou précisent que « sa sécurité et son développement » sont compromis. L’enfant peut devenir la victime de maltraitance psychologique de ses parents, comme dans des situations d’aliénation parentale, ou si les disputes finissent en cris et hurlements, d’où l’importance d’avoir des intervenants prêts à intervenir.
Les chercheurs le martèlent : différencier les séparations conflictuelles et la violence conjugale est essentiel. Les intervenants de la DPJ interrogés sont toutefois partagés sur la question. Environ la moitié estiment qu’il faut exclure la violence conjugale de la définition des conflits sévères de séparation. Le risque : en donnant le même poids à la victime de violence qu’à l’agresseur, les intervenants peuvent, sans le vouloir, donner à ce dernier des munitions pour dominer encore plus l’autre parent.
Le rôle des intervenants… à définir aussi!
À la frontière du droit de la jeunesse et du droit familial, les intervenants en protection de la jeunesse peuvent rapidement se sentir « piégés » entre les différents acteurs. Si leur mandat leur demande clairement de protéger les enfants, leur expertise est souvent requise pour évaluer les conditions de garde et les droits d’accès des parents. Ils peuvent rapidement se sentir dans une zone grise envers eux, ou encore contraints de choisir, car leur priorité reste l’enfant. La plupart ressentent une certaine pression pour prendre position par rapport à la garde.
« De la part des parents, nous le ressentons toujours. Par contre, dans le système judiciaire, nous ne le ressentons pas systématiquement, bien que souvent. C’est apprécié quand nous pouvons nommer nos observations et qu’ils ne nous amènent pas à nous prononcer sur la garde, cela est plus facile pour préserver le lien et poursuivre le travail. »
– Intervenante en application des mesures
Entre les accusations qui fusent de part et d’autre, déterminer qui dit vrai devient un vrai fardeau pour les intervenants de la jeunesse. Ces derniers doivent rester vigilants : minimiser les accusations en raison du manque de crédibilité des parents est un risque bien réel. Ils doivent alors se lancer dans un travail minutieux, question de ne pas échapper d’allégations qui pourraient compromettre la sécurité de l’enfant. Ce type de dossiers devient alors très énergivore et demande beaucoup de temps et de ressources.
« Souvent, bien qu’on soit conscient que ça n’est pas dans notre mandat, il est facile de se faire « absorber » par un parent en crise […]. Qui plus est, lorsque l’enfant est au centre du conflit, il est souvent plus facile de « gérer » les conflits que de les laisser aller. »
– Intervenante en application des mesures
Et qu’est-ce que ça mange en hiver, un employé en protection de la jeunesse? Des avocats aux juges en passant par les experts-conseils et les psychologues, plusieurs saisissent mal le mandat des professionnels de la DPJ. En plus de devoir travailler avec tout ce beau monde, les intervenants font face à une pression supplémentaire : s’assurer que tous comprennent leur rôle et les limites de leur travail.
« Lorsqu’un professionnel est en lien avec un parent et est au fait de la situation, il a beaucoup de difficulté à rester neutre. Cela éprouve notre travail parce qu’ils essaient parfois de défendre à tout prix le parent avec qui ils font affaire. »
– Intervenante en évaluation et orientation
Stress, épuisement et impuissance
Dans un travail où les défis ne manquent pas, les intervenants doivent redoubler d’efforts pour les conflits sévères de séparation. Leurs principaux écueils? Selon les quelque 300 intervenants interrogés, il s’agit d’abord du manque de formation (69%), suivi du manque de clarté de leur rôle (54%), du stress psychologique et émotionnel (54%) et la difficulté à établir la preuve de maltraitance en Cour (51%).
Le niveau d’aisance face à ces problématiques varie grandement d’une personne à l’autre. Près de 40% éprouvent un malaise face à ces situations, tandis que seulement 27% se disent en contrôle. Si les années d’expérience influencent le niveau d’assurance, la formation peut aussi peser dans la balance. Toutefois, une vaste majorité des intervenants remarquent que leur formation révèle des lacunes sur les conflits sévères de séparations.
Avec un métier déjà épuisant, plus de 60% des intervenants estiment ne pas avoir assez de temps pour répondre aux demandes gangrénées par un conflit sévère de séparation. D’autant plus que, selon les auteurs, elles sont généralement exigeantes, et viennent avec de nombreuses sollicitations des parents et des appels devant la cour. Pas étonnant que la gestion de ces questions s’accompagne d’un haut niveau de stress.
Trouver une solution avec le judiciaire?
Les conflits sévères de séparation causent des dilemmes pour les intervenants qui doivent composer avec la protection de l’enfant, et les nombreuses requêtes des parents, souvent dans un contexte judiciaire. Dans cet ordre d’idée, quelques chercheurs, dont l’une des auteurs de la présente étude, ont développé un protocole d’intervention qui jumelle le travail de la Cour, des avocats et des intervenants psychosociaux. Le projet pilote Parentalité Conflit Résolution se veut une façon d’offrir un soutien aux parents et de reconstruire les liens avec leur enfant. Les trois pistes d’intervention principales sont d’associer un seul juge par famille, offrir des outils psychosociaux aux parents, et communiquer de façon fluide et transparente entre tous les intervenants. Certains organismes se sont montrés sceptiques face à cette approche concernant la gestion des conflits dans un cas de violence conjugale. Néanmoins, les chercheurs du projet pilote remarquent que les juges, les avocats et les intervenants psychosociaux comprennent bien mieux le rôle de chacun. Quand on sait que c’est un enjeu pour les professionnels de la DPJ, la situation est encourageante.