L’État reconnait de plus en plus la nécessité d’offrir des moyens de concilier travail et famille. Il y a près de 20 ans, Québec créait tout un réseau de centres de la petite enfance pour tenter de répondre à ce besoin et pour faciliter l’intégration des femmes sur le marché du travail. Cependant, ce ne sont pas tous les Québécois et Québécoises qui profitent de ces avancées. Les médecins, plus particulièrement les femmes médecins, brûlent la chandelle par les deux bouts, et les effets se font sentir tant à la maison que dans les soins de santé.
C’est ce que constatent Claude Johnson et Vardit Ravitsky, chercheur et chercheuse au département de médecine sociale et préventive de l’École de santé publique de l’Université de Montréal, dans une revue de littérature pourtant sur le sujet. Les chercheurs critiquent fortement le projet de loi 20 du ministre de la Santé, Gaétan Barette, adopté en novembre 2015, qui force les médecins à travailler plus d’heures quotidiennes. Les auteurs affirment, à l’inverse, que des mesures devraient être prises pour alléger la tâche des médecins.
Des semaines de 50 à 60 heures
C’est l’image du médecin et le rôle qu’on lui accorde qui sont à la source du problème. Une profession de grandes responsabilités, qui n’est pas traitée comme les autres…
« La santé est considérée par plusieurs comme étant un bien ‘spécial’, qui doit être traité différemment des autres biens sociaux. La santé n’est pas considérée au même niveau que les autres produits de consommation, mais considérée comme faisant partie des biens publics d’une société et aussi comme un droit. »
C’est également une profession où les travailleurs et travailleuses doivent jongler avec des dilemmes moraux d’une grande importance. Aux yeux de la population, faillir à sa tâche ou à ses responsabilités rime avec le fait de mettre la vie du public en danger. En plus, l’image du médecin qui est véhiculée par certains politiciens est celle d’une personne bien éduquée, très bien rémunérée… et travaillant peu d’heures. C’est pourquoi on leur demande d’en faire toujours plus, comme le propose la loi 20. Pourtant, les statistiques canadiennes démentent ces idées préconçues : 64 % des médecins travaillent 50 à 60 heures par semaine, et ce sans compter les heures de garde.
Être médecin et parent : une conciliation difficile
Pour les femmes qui décident de devenir médecin, le chemin est encore plus ardu. En plus de ces nombreuses heures de travail, les femmes-médecins n’échappent pas au « 2e shift » qui les attend en rentrant à la maison. Comme les autres femmes, elles consacrent elles aussi plus de temps au travail domestique et aux soins des enfants que les hommes.
Comment conjuguer travail demandant et travail familial ? Comment s’opère cette conciliation travail-famille pour les médecins? Mal! C’est ce que révèle une étude réalisée auprès de 7 288 médecins américains qui révèle que les médecins, tous sexes confondus, peinent à concilier travail et famille. Lorsqu’à ceci s’ajoutent le travail domestique et les soins aux enfants, autant dire que la conciliation est impossible pour les femmes.
« Une étude nationale effectuée aux États-Unis auprès de 7288 médecins a démontré que 40,2 % des médecins sont insatisfaits de l’équilibre travail-vie personnelle, tandis que l’insatisfaction est de l’ordre de 23,2 % pour une population comparable […]. »
Les risques de surmenage sont bel et bien réels. À la maison, les effets se font sentir sur « la santé mentale du parent, l’irritabilité du parent, et les difficultés des enfants ». De nombreuses études montrent que cet état de fatigue physique et mentale peut entrainer plusieurs problèmes chez les enfants tels que de la détresse émotionnelle, des troubles de comportement et des difficultés relationnelles.
Médecin dévouée, mère dévouée
Les revendications féministes des dernières décennies ont réussi à ouvrir la voie de la médecine aux femmes. Ce n’est cependant pas sans sacrifice que les femmes peuvent mener cette double carrière de mère et de médecin.
« Pour les femmes en médecine, la construction de l’identité professionnelle laisse très peu de place à la création d’une identité personnelle de mère. [L]es progrès importants au niveau de leur autonomie leur permettant d’intégrer le marché du travail les obligent à payer un prix en tant que mères. »
Le message social lancé aux femmes-médecins est donc contradictoire. D’un côté, on leur demande de s’acquitter de leur travail de soigneur public avec le plus grand dévouement ; de l’autre, de jouer leur rôle de mère avec une même passion. En fin de compte, c’est l’épuisement professionnel qui attend plusieurs d’entre elles. Comme le rappellent les auteurs, différentes études montrent que les médecins, les femmes comme les hommes, courent 10 % plus de risque de souffrir d’épuisement que les autres professionnels (37,9 % contre 27,8 %).
Politique : faites ce que je dis, pas ce que je fais ?
Étrange paradoxe. Comme le font remarquer les auteurs, les connaissances scientifiques des dernières années démontrent clairement l’importance d’une conciliation travail-famille réussie. En 2011, le ministère de la Famille du Québec « lançait la norme conciliation travail-famille, énonçant les exigences en matière de bonnes pratiques dans ce domaine ». Deux ans plus tard, un rapport de la Commission canadienne de la santé mentale publiait un rapport abondant dans le même sens, soulignant l’importance capitale de l’équilibre travail-famille en matière de santé psychologique. En adoptant la Loi 20, qui force les médecins à travailler plus, Québec ne va-t-il pas en sens inverse de ses propres recommandations en matière de conciliation travail-famille? Serions-nous devant un cas classique du « faites ce que je dis, pas ce que je fais » ?