Au sein des peuples autochtones, la cohabitation sous un même toit de plusieurs membres de la famille élargie découle de pratiques culturelles animées par des valeurs d’entraide et de partage. Comme l’indique Anna, membre d’une communauté innue : « Nous avons toujours vécu ensemble. Trois familles ensemble. […] C’est comme ça que nous avons grandi et appris […] ». Les intervenants allochtones, qui ne sont pas toujours familiers avec cette vision de la famille, ont parfois tendance à l’ignorer. Les conséquences ? Des décisions culturellement inadéquates pour ces familles, notamment au sein des services de protection de la jeunesse dans lesquels on constate une surreprésentation des enfants autochtones. Cette sensibilisation auprès des intervenants sociaux est d’autant plus essentielle qu’en 2019, la Loi sur la protection de la jeunesse est modifiée pour tenir compte du concept de famille élargie en contexte autochtone.
C’est dans ce contexte que s’inscrit l’approche de la professeure agrégée de l’Université du Québec en Outaouais Christiane Guay et de ses collègues, Sébastien Grammond, juge à la Cour fédérale et Catherine Delisle-L’Heureux, professionnelle de recherche à l’Université du Québec en Outaouais. À travers l’analyse des récits de membres de la communauté innue Uashat mak Mani-Utenam, l’équipe contribue à la compréhension des spécificités, des rôles et des responsabilités de la famille élargie dans la culture autochtone.
L’union fait la force, la communauté aussi
Les parents sont à la famille nucléaire ce que la parenté est à la famille élargie ! Grands-parents, oncles, tantes, cousins et même voisins : la famille, chez les Innus, est beaucoup plus large que la famille nucléaire habituellement définie dans la société allochtone. La transmission de connaissances sur la culture et l’identité incombe non seulement aux parents, mais également aux grands-parents, qui interviennent aussi dans le soin et l’éducation des enfants. N’oublions pas les oncles et les tantes qui peuvent apporter leur soutien.
« [Ma tante] a été très présente après la naissance du bébé. Elle venait faire mon ménage, s’occuper de mon bébé et m’aider pour l’allaitement. » (Kateri, participante)
L’entraide, l’importance de transmettre l’histoire et la culture, les échanges entre les membres : telles sont les valeurs de la famille élargie autochtone les plus souvent nommées par les personnes rencontrées. La communauté – lieu d’apprentissage des valeurs et du développement de l’esprit communautaire – est considérée comme une extension de la famille élargie, dans laquelle chaque membre a un rôle à jouer et détient un certain nombre de responsabilités. La surveillance des enfants et la sécurité de ceux-ci sont ainsi l’affaire de tous. Rapidement, les enfants comprennent que leur voisin, par exemple, est là pour les aider en cas de besoin. Pour les Innus, la famille est donc une institution centrale autour de laquelle se construisent et s’organisent les relations sociales.
Comprendre cette conception de la famille, c’est se rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, les Innus vivaient de manière nomade. Quelques familles se réunissaient pour former un groupe de chasse, parcourant le territoire en fonction du gibier et des saisons. Ce groupe pouvait compter jusqu’à 75 personnes l’hiver, et 200 personnes l’été ! L’éducation des enfants en communauté et le caractère « extensible » de la parenté innue s’expliquent dans ce mode de vie, que la sédentarisation a profondément transformé au cours du XXe siècle.
La cohabitation et la garde coutumière pour l’intérêt de l’enfant
La cohabitation de plusieurs membres d’une famille sous un même toit est largement répandue à Uashat mak Mani-Utenam. Est-ce uniquement le résultat d’une crise du logement ? Pas si vite ! On parle ici davantage d’un choix conscient que du résultat d’une situation non désirée. Par ce simple « accommodement immobilier », les membres de la famille s’entraident et se répartissent les soins à prodiguer. D’ailleurs, cette cohabitation permet aux jeunes parents d’acquérir des compétences parentales, et aux enfants de développer plusieurs liens d’attachement.
« Même si ma mère travaillait en dehors de la communauté, je n’étais jamais toute seule chez mes grands-parents : il y avait ma grand-mère, mon grand-père, mes tantes et mes oncles. J’ai donc vécu dans la sécurité et la stabilité. » (Carine, participante)
Une seconde pratique autochtone, appelée ne kupaniem/ne kupanishkuem, qui se traduit en français par « un ou une enfant que l’on garde temporairement », fait référence à la garde coutumière. Des parents peuvent confier la garde de leur enfant à des membres de la famille élargie pour qu’ils en prennent soin, tout en conservant leur lien de filiation avec celui-ci. Au sein de la communauté Uashat mak Mani-Utenam, cette pratique repose sur un accord tacite entre les personnes concernées et peut être réversible. La garde coutumière tient un rôle essentiel dans le bien-être et la protection des enfants : elle leur permet de rester dans leur communauté, de se familiariser avec ses valeurs, et de bâtir des liens significatifs avec différentes personnes, construisant du même coup un véritable filet de sécurité sociale autour d’eux. Quant aux parents qui éprouvent des difficultés à prendre soin des enfants, ils bénéficient d’un large réseau de soutien. En 2017, le Code civil du Québec a d’ailleurs été modifié pour permettre la reconnaissance de la garde coutumière. En vigueur depuis 2019, cette modification oblige la DPJ à considérer la tutelle ou l’adoption coutumière comme mesure susceptible d’assurer l’intérêt de l’enfant.
Vers une plus grande autonomie des familles autochtones
Une meilleure compréhension de la famille élargie autochtone et, plus spécifiquement, des bienfaits de la cohabitation et de la garde coutumière peuvent conduire à un changement de mentalité au sein des services de protection de la jeunesse. Intégrer la vision de la communauté comme une extension de la famille est déjà un pas dans la bonne direction. N’en reste que pour l’équipe à l’origine de cette recherche, le développement de systèmes autochtones de protection de la jeunesse indépendants du système québécois constitue la seconde étape à franchir dans le développement de l’autonomie de ces communautés et la reconnaissance de la famille élargie.