Que ce soit la naissance, l’enfance, l’âge adulte ou l’âge d’or, la vie est parsemée d’étapes marquantes qui restent gravées dans notre mémoire, ou qui parfois, disparaissent avec le temps… ou en raison d’une maladie. Au Québec, en 2020, près de 147 000 personnes vivent avec des troubles neurocognitifs. Que faire lorsque la situation d’un être cher se détériore au point où son autonomie est menacée? L’une des avenues est le déménagement dans un établissement adapté à sa situation. Une décision difficile à prendre pour les personnes proches aidantes, qui sont avant tout des proches…
Une équipe de recherche de l’Université de Montréal, de l’Université de Sherbrooke, du Centre de recherche et d’expertise en gérontologie sociale (GREGÉS), du Centre de recherche de l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal (IUGM), du CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’île-de-Montréal et de l’Université du Québec à Montréal, s’intéresse aux stratégies d’intervention mises en oeuvre dans l’accompagnement des personnes proches aidantes lors du processus de décision en vue du déménagement d’une personne aux prises avec des pertes cognitives graves dans un établissement adapté. À cet effet, l’équipe a réalisé des entrevues individuelles auprès de trois travailleuses sociales ainsi qu’un entretien de groupe avec quatre autres intervenantes. Les sept travailleuses sociales interrogées sont âgées de 26 à 57 ans, travaillent depuis, en moyenne, trois ans dans le réseau de santé de Montréal. Toutes sont intervenues au moins une fois auprès d’un·e proche aidant·e lors de la prise de décision d’un changement de résidence dans un tel contexte. Leurs outils? Des stratégies d’intervention qui ont pour objectif de répondre principalement à trois besoins exprimés par les personnes proches aidantes : apaiser leur détresse, les accompagner dans le processus décisionnel, et les renseigner sur les hébergements disponibles pour leur proche.
Connaître les émotions, la clé pour l’intervention
Tristesse, peur et culpabilité : ces trois émotions sont omniprésentes chez les proches aidant·e·s lors du processus de décision concernant le changement de résidence de leur proche atteint de pertes cognitives graves.
Comment les intervenant·e·s jonglent-ils avec ces émotions? En priorisant d’abord la personne proche aidante plutôt que l’être cher. Pour y arriver, ces professionnel·le·s travaillent à reconnaître les émotions impliquées dans la prise de décision.
Avec l’investigation des émotions, les intervenant·e·s cherchent à comprendre la situation de la personne souffrant de troubles cognitifs graves, ainsi que l’expérience des personnes proches aidantes face à la maladie.
« Quand j’arrive dans une nouvelle situation, la première question que je pose [au proche aidant ou à la proche aidante] est : “Racontez-moi ce qui s’est passé.”, “Pourquoi votre parent est-il ou elle à l’hôpital?”. Puis, la personne commence à pleurer ou devient en colère. De cette façon, j’ai une vue d’ensemble. » (traduction libre)
– Travailleuse sociale no 4
Avec cette reconnaissance des émotions, les travailleurs et travailleuses sociales souhaitent soulager les proches aidant·e·s de la détresse vécue par le déménagement en centre d’hébergement.
« “Maintenant, c’est comme si mon père était mon fils”. Il est important de les écouter, de simplement dire : “Ça ne doit pas être facile”. » (traduction libre)
– Travailleuse sociale no 1
Ainsi, les personnes proches aidantes se sentent écoutées et entendues, en plus de voir leurs émotions validées. Ces deux interventions permettent, entre autres, aux professionnel·le·s en travail social de cibler les besoins et les émotions devant être adressées durant leur intervention.
Prendre le relai au moment de la décision
Répondre aux besoins des familles : une évidence, diront plusieurs. Peut-être, mais cela mérite tout de même d’être souligné. Pour ce faire, la stratégie d’intervention comprend, entre autres, la mise en place d’actions concrètes par l’intervenant·e ainsi qu’une prise de conscience par les familles de leur pouvoir dans cette nouvelle situation. Dans certains cas où les personnes proches aidantes ne sont pas réceptives au déménagement, le ou la professionnel·le recommande le maintien du proche à son domicile. L’empathie et la bienveillance des intervenant·e·s envers les proches aidant·e·s lors du processus de décision favorisent le développement du lien de confiance.
Cette stratégie prend parfois la forme de médiation des dynamiques familiales. Pour ce faire, les intervenant·e·s peuvent assumer la responsabilité de la décision ou de l’annonce du changement de lieu de résidence à la famille immédiate ou à l’être cher.
« Souvent, la personne proche aidante nous confie la tâche de prendre [la décision] : “C’est vous qui savez le mieux, c’est vous qui décidez.” » (traduction libre)
– Travailleuse sociale no 3
« Parfois, nous disons au patient ou à la patiente : “Ce n’est pas votre fils. C’est moi et le ou la médecin qui a décidé, parce que vous êtes malade.” » (traduction libre)
– Travailleuse sociale no 4
Leur intention derrière cette stratégie? Tenter de diminuer le sentiment de culpabilité au maximum, et préserver la relation entre la personne proche aidante et l’être cher à la suite du choix déchirant.
Nouveau regard sur les centres d’hébergement et de soins
Rares sont les personnes qui n’ont pas d’idées préconçues négatives envers les lieux de résidence pour les personnes souffrant de graves troubles cognitifs. Les personnes proches aidantes ne font malheureusement pas exception. Alimentées par l’idée d’abandonner leur proche, les perceptions des centres d’hébergement et de soins jouent un rôle central dans la prise de décision. Les travailleuses et travailleurs sociaux tentent d’atténuer ces préjugés en éduquant et en répondant aux questions, des proches aidant·e·s et de la famille immédiate, sur leur fonctionnement.
« Parfois, ils ou elles disent : “Il n’est pas question que je l’envoie dans un centre”. Quand je leur demande pourquoi, ils ou elles répondent : “Je ne veux pas envoyer mon parent à la mort. Personne ne s’occupera de lui”. Dans ces moments, c’est mon rôle de les informer, de leur dire que ce n’est pas comme cela que ça fonctionne. » (traduction libre)
– Travailleuse sociale no 4
En complément à cette intervention, encourager les proches aidant·e·s à poursuivre leur rôle une fois le changement de résidence effectué est également un moyen efficace de les rassurer. Du même coup, ils ou elles retrouvent un certain sentiment d’utilité ou de contrôle face à l’incertitude de l’évolution de la maladie de leur être cher.
« S’ils ou elles disent : “Je ne serai pas là pour m’occuper de lui”, c’est à nous de dire : “Je comprends, mais regardons s’il n’y a pas des aspects positifs à la situation. Vous pouvez toujours être là pour lui.” » (traduction libre)
– Travailleuse sociale no 1
« Oui. Vous le soutiendrez toujours, mais différemment. » (traduction libre)
– Travailleuse sociale no 4
Des paroles apaisantes : un geste simple pour mieux faire comprendre aux proches aidant·e·s que le changement de résidence est autant bénéfique pour la personne aux prises avec des pertes cognitives que pour eux et elles.
Les travailleurs et travailleuses sociales, exempts des pressions du système de santé? Pas tout à fait…
Parfois, l’urgence de la situation – par exemple une hospitalisation – oblige les intervenant·e·s à « brusquer » les proches aidant·e·s dans la prise de décision. Dans ces cas précis, des arguments rationnels plutôt qu’émotionnels sont présentés afin d’expliquer aux personnes proches aidantes l’importance du changement de résidence pour la sécurité et le bien-être de leur être cher. Se concentrer sur les aspects rationnels de la décision limite le soutien émotionnel que peuvent offrir les intervenant·e·s pour soulager la détresse. L’une des travailleuses sociales interrogées mentionne que « parfois [une intervention] revient nous hanter : “Pourquoi résiste-t-il ou résiste-t-elle autant ?” […] Puis, nous nous rendons compte que c’est pour une raison profondément fondamentale et personnelle dont nous n’étions pas conscient·e·s au départ ». Cette stratégie d’intervention révèle la pression que vivent les travailleurs et travailleuses sociales afin d’obtenir rapidement le consentement des proches aidant·e·s pour le changement de résidence de la personne atteinte de graves troubles cognitifs. Un obstacle à l’intervention qui n’est malheureusement pas sans répercussion sur leur travail.
Concilier empathie et exigences du milieu
Malgré toute la volonté des travailleuses et travailleurs sociaux d’intervenir adéquatement, les obstacles institutionnels, tels que le manque de temps et de ressources, limitent parfois la portée de leur intervention auprès des proches aidant·e·s. Considérant que la détresse touche près de 45% des personnes proches aidantes, les accompagner à travers cette étape difficile qu’est le changement de résidence apparait crucial. C’est pourquoi la collaboration des travailleurs et travailleuses sociales avec les organismes comme Proche aidance Québec et L’Appui pour les personnes proches aidantes pourrait être une solution parmi d’autres pour faciliter l’intervention. Auprès de ces organismes, les proches aidant·e·s peuvent s’informer, être soutenus et recevoir des services à différents stades de la maladie de leur proche. Comme on dit, l’union fait la force, surtout quand on vise le bien-être de chaque personne.