Devenir parent n’est déjà pas évident, alors que se passe-t-il lorsque cette étape est franchie en période d’instabilité? Pour certain·e·s jeunes en situation d’itinérance, le saut dans la parentalité peut s’accompagner d’épreuves et d’angoisses supplémentaires. Sans emploi et sans logement, ils et elles vivent isolé·e·s, sans liens sociaux et souvent sans contact avec leurs parents. Pour plusieurs, l’abandon, la négligence ou la maltraitance sont au cœur de leurs histoires familiale et sociale. C’est donc dans un contexte précaire, en marge, séparé·e·s de leur famille et méfiant·e·s des institutions qu’ils et elles font leurs premiers pas dans ce nouveau rôle. De quelle façon leur situation influence-t-elle leur parentalisation? Comment les abus ou la négligence dans l’enfance peuvent-ils compliquer le fait de devenir parent? Quels peuvent être les impacts sur la relation avec leur nouvel enfant? Pour plusieurs, l’idée de reproduire les mêmes erreurs est effrayante et vient teinter leur expérience.
Caroline Baret et Sophie Gilbert, chercheuses au département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal, s’intéressent à la parentalisation des jeunes en situation de précarité, au travers d’entretiens réalisés auprès de 12 jeunes parents. Ces personnes utilisent ou ont déjà utilisés les services de l’organisme Dans la rue, qui offre, entre autres, des services spécialisés pour les parents ou les futurs parents marginalisés. Les objectifs de la recherche? Identifier les difficultés rencontrées par ces jeunes dans leur transition pour devenir parent, celles provenant de leur histoire familiale et de leur expérience sociale, puis comprendre comment ces deux sphères fonctionnent ensemble.
Laisser sa place à son enfant, une transition complexe
La parentalisa… quoi? Dis simplement, la parentalisation, c’est « l’art de devenir parent » ! C’est le processus par lequel le parent en devenir délaisse d’abord son rôle d’enfant, puis, en s’identifiant à ses propres parents, en devient un à son tour. L’enfant devient donc un parent et le parent, un grand-parent. Pour les jeunes en situation de précarité, la rotation dans les rôles familiaux est plus difficile à opérer. Ainsi, pour certain·e·s, il est plus difficile de laisser aller sa place d’enfant au profit de son nouveau-né. Car céder sa place d’enfant, c’est aussi faire le deuil d’une enfance ou du parent désiré. En effet, ces jeunes ont de fortes attentes envers leurs propres parents et aimeraient que ces derniers réparent les erreurs commises dans le passé. Alors quand leurs parents veulent s’impliquer auprès du bébé, ils et elles peuvent ressentir de l’envie ou de la jalousie.
« […] Mais là, ma mère, elle essaye de compenser qu’est-ce qu’elle a fait de mal avec moi avec ma petite fille […] Il y a peut-être de la jalousie un peu, là, par rapport à ma fille. Elle est chanceuse que ma mère, elle soit rendue là. […] »
– Tony
Un passé qui hante le présent
Protéger son enfant : c’est la première pensée qui vient à l’esprit de ces futurs parents. Cela se manifeste d’abord par des changements dans leur mode de vie comme arrêter de consommer ou se trouver un logement. Des parents affirment que l’enfant leur « a sauvé la vie » puisque ces nouveaux comportements ont eu pour effet de les protéger aussi.
Bien que positif, ce désir de protection fait apparaître certaines angoisses chez les jeunes interrogé·e·s, dont celle de répéter les agissements de leurs parents. Après avoir vécu abandon, négligence ou maltraitance dans leur enfance, les jeunes désirent mettre un terme à cette violence en ne la reproduisant pas. Mais constater ses propres difficultés n’est pas facile, et la peur de devenir un parent inadéquat à son tour n’est jamais bien loin. Puis s’ajoute une tension supplémentaire lorsqu’ils ou elles remarquent certaines ressemblances.
« […] T’sais, j’ai peur d’avoir… T’sais, j’ai le même caractère que ma mère quand elle était plus jeune. […] T’sais, j’ai un sale caractère. Pis j’ai peur de ressembler à ma mère. »
– Géraldine
Les jeunes parents rencontrés peuvent ressentir un grand sentiment d’impuissance et avoir l’impression de devoir se battre contre des difficultés perçues comme inévitables et permanentes.
Du vécu naît la méfiance
Dans quelle proportion la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) a-t-elle été présente auprès de ces jeunes? Elle a fait partie du parcours de plus de la moitié d’entre eux et elles, et leur expérience de placement a été très négative. Manque de stabilité, enfermement, isolement, maltraitance et abus vécus dans leur famille d’accueil ont teinté leur trajectoire de vie. C’est pourquoi un grand sentiment d’injustice semble les habiter alors qu’ils et elles se sentent victimes de gens et de systèmes qui ont manqué à leur devoir et à leurs responsabilités.
D’autres impacts? Une méfiance envers les services sociaux et les intervenant·e·s. La peur qu’on les juge et celle de perdre la garde de leur bébé les empêche de se tourner vers les structures en place en cas de besoins. Ce qu’ils et elles veulent à tout prix éviter? Une intervention de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) qui pourrait faire vivre à leur enfant ce qu’ils et elles ont vécu.
En réponse à la détresse? L’éloignement
Et la suite? Bien que les jeunes aient d’abord changé leurs habitudes, les difficultés semblent revenir après la naissance de l’enfant. Les parents peuvent recommencer à consommer ou retourner vers le monde de la rue. On observe alors une « rupture de pratique parentale », autrement dit, ils ou elles renoncent ou perdent la garde de leur enfant, comme 9 parents sur 12 de l’étude. Parmi ces parents, 7 y ont renoncé volontairement. Qu’est-ce qui explique le retour à ces anciens comportements? Qu’est-ce qui pousse ces jeunes parents à quitter la vie de leur enfant? La rupture conjugale et les deuils, notamment périnataux, semblent les rendre plus vulnérables. Pour les femmes, une fausse couche ou un deuil périnatal peut entraîner de la honte et de la culpabilité, et venir entraver la relation qu’elle tente de construire avec son enfant.
« T’sais, je n’ai pas fait mon deuil [de ma fausse couche]. […] Des fois, j’ai envie de mourir à cause de ça. […] J’aime autant mon petit Mathis que j’aurais aimé la petite, les petites. […] Mais j’aurais aimé avoir mes petites. […] »
– Géraldine
En conséquence? Il semble que la grande détresse psychologique dans laquelle ils et elles sont plongé·e·s après ces événements peut les amener à retourner vers des comportements à risque.
Dire, parler, raconter… être écouté·e
Les jeunes parents démontrent une volonté bien claire de ne pas répéter la violence vécue durant leur propre enfance. Cependant, les blessures et les émotions qui y sont rattachées semblent venir perturber et nuire à un engagement complet dans la relation avec leur enfant. Les autrices proposent de les orienter vers des « espaces de parole et d’écoute » afin qu’ils et elles soient accompagné·e·s. D’abord pour donner un sens à leur histoire, puis pour l’intégrer, prendre conscience et mieux comprendre les impacts qu’a eu cette violence dans leur parcours. Elles suggèrent également d’être particulièrement à l’écoute de certains déclencheurs comme la rupture conjugale ou le deuil périnatal et d’intervenir rapidement auprès des jeunes parents lorsque ces situations se présentent.
Des ressources sont disponibles à Montréal, comme l’organisme Dans la rue. La Clinique des jeunes de la rue du CLSC des Faubourgs — Sainte Catherine accueille les jeunes en situation d’itinérance et leur permet d’y consulter différent·e·s professionnel·le·s (médecins, pharmacien·ne·s, psychologues, etc.). L’Association Parents Orphelins offre, quant à elle, du soutien aux parents qui vivent un deuil périnatal et donne accès à un bottin de ressources par région. La Direction de l’indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC) peut offrir des indemnités sous forme de séances de psychothérapie. Il est intéressant de noter qu’il n’est pas obligatoire que l’événement conduisant à la demande ait été judiciarisé pour qu’une personne ait droit à des indemnités. En plus de proposer divers services de soutien individuel et de groupes aux personnes victimes, des organismes comme le Centre d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC) et les Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) peuvent également accompagner ceux et celles qui souhaitent faire une demande auprès de l’IVAC.