Des familles nanties, éduquées, aux valeurs axées sur le communautaire – et qui veulent se loger à bon prix! – transforment le visage des quartiers populaires. Elles investissent les parcs, les écoles et les organismes communautaires famille (OCF), si bien que la question se pose : où sont passées les familles originaires du quartier, plus précaires, qui y résident depuis des générations? La fameuse gentrification crée deux mondes qui se côtoient… sans vraiment se rencontrer.
Comprendre la réalité d’un quartier gentrifié de Montréal grâce à des observations ethnographiques, des analyses documentaires et des entretiens avec des mères du quartier et des intervenantes d’OCF : tel est l’objectif de la professeure au département de travail social de l’UQTR, Annabelle Berthiaume. Ses recherches mettent en lumière les sources de désaccord entre les mères qu’elle qualifie de « gentrifiantes », les intervenantes communautaires et les mères plus défavorisées d’un quartier populaire.
Des mères tiraillées entre leurs valeurs et la réalité
Chassez le naturel et il revient au galop? C’est un peu le cas avec les mères bien nanties qui s’installent dans un quartier en pleine gentrification. Comme l’explique l’autrice, ces femmes se décrivent comme ouvertes d’esprit et prônent des valeurs de progressisme et d’inclusion. En revanche, leurs discours et leurs actions montrent qu’il existe toujours une distance entre elles et « les autres ».
Des exemples? Certaines mères décrivent leur terrain d’accueil comme « un voyage » ou parlent de « la faune du quartier » : une forme d’exotisme qui les distingue des autres familles. D’autres se rassemblent spontanément avec des parents du même niveau socioéconomique, et ce, malgré leur vision favorable de la mixité sociale.
Ces mères sont nombreuses à s’impliquer dans la vie de quartier et dans les organismes communautaires. Naturellement, elles s’engagent avec leur statut social : plusieurs croient qu’avec leur capital financier et leur éducation, elles peuvent participer à une « revitalisation » du quartier.
Cela dit, elles sont plusieurs à ressentir de la culpabilité lorsqu’elles utilisent les services des organismes communautaires Famille, comme si elles prenaient la place d’une mère dans le besoin. Elles expriment aussi parfois le sentiment de ne pas se sentir complètement à leur place dans leur quartier et se montrent critiques face à la gentrification. Pour l’autrice, c’est signe que ces mères gentrifiantes ont des sentiments ambigus face à leur quartier, marqués par une forme d’empathie face aux familles moins nanties.
Mixité sociale : un projet intéressant… pour les autres?
Plus jeunes, défavorisées et moins éduquées que leurs consœurs gentrifiantes, les mères originaires du quartier se sentent peu concernées par la mixité sociale et par l’offre de services des OCF. Pour elles, fréquenter un de ces organismes n’est pas un « choix » : elles y sont plutôt fortement incitées, et elles n’hésitent pas à quitter rapidement si elles sont peu satisfaites du service.
L’autrice remarque que chez celles qui fréquentent ces services, la distance sociale avec les mères gentrifiantes est de mise. Pourquoi? Parce qu’elles n’ont rien en commun! Des ateliers de création de compotes maison avec des femmes de deux fois leur âge? Très peu pour elles!
Elles préfèrent les lieux informels où elles peuvent se rencontrer, décompresser et échanger. Force est de constater que ce genre d’activités plait peu aux bailleurs de fonds, qui leur préfèrent de loin des activités de soutien à la parentalité plus structurées, comme des cours de cuisine ou de massage pour bébés.
OCF : une structure, deux mondes
Au sein des OCF, les équipes font le souhait d’une mixité sociale réussie! Les intervenantes rencontrées veulent des activités pour toutes les familles et, surtout, veulent que les mères gentrifiantes s’impliquent pour aider d’autres femmes de la communauté. Mais malgré cette bonne volonté, les deux groupes se croisent sans jamais se rencontrer.
Le décalage de clientèle se voit dans les activités proposées. Un café-rencontre? Vous n’y verrez que des mères gentrifiantes. Un comptoir vestimentaire? Place aux femmes moins nanties.
Les organismes usent de créativité pour pallier cette distance, avec un succès mitigé. Certains offrent, par exemple, des activités gratuites où les familles moins favorisées ont la priorité. Dans les faits, ce sont plutôt les mères gentrifiantes qui s’y inscrivent. Rien de mal là-dedans, vous diraient les intervenantes : pour elles, c’est l’occasion de recruter des mères gentrifiantes qui pourront « prendre sous leur aile » des parents plus pauvres.
Quartier en changement : et le financement?
Malgré ses belles promesses, la mixité sociale s’avère être plus difficile à réaliser dans les quartiers en pleine gentrification. Et avant d’atteindre ces beaux idéaux, les conséquences sont réelles sur les OCF. L’autrice précise que ces derniers reçoivent généralement du financement en fonction de la situation socioéconomique de leur quartier. Moins le quartier est défavorisé, moins le financement est généreux. Les OCF voient donc leur budget fondre comme neige au soleil, alors que les besoins des familles défavorisées, eux, ne changent guère. Les intervenantes se trouvent prises entre l’arbre et l’écorce : accepter la gentrification ou lutter pour les familles marginalisées de leur quartier.