« Mon beau-père faisait beaucoup de mal à ma mère, mais j’étais en âge de comprendre ce qui se passait et ça m’a fait beaucoup de mal, indirectement », raconte Alexandre, 18 ans. Au Québec, l’exposition à la violence conjugale est l’une des formes de maltraitance les plus souvent prises en charge par les services de protection de l’enfance. Si elle teinte de façon beaucoup plus importante le lien entre un enfant et ses parents, elle peut aussi influencer les relations amicales, fraternelles et conjugales.
Pour savoir dans quelle mesure l’exposition à la violence conjugale[1] influence les relations significatives des jeunes à travers le temps, une équipe de chercheuses de l’Université Laval, de l’Université de Sherbrooke et de l’Université de Moncton interroge 45 jeunes adultes âgés de 18 à 25 ans ayant été exposés à la violence conjugale pendant leur enfance ou leur adolescence. Elles leur demandent d’abord d’identifier les personnes qui ont marqué leur parcours de manière positive ou négative, puis d’expliquer si l’exposition à la violence a transformé ces relations. Dans la majorité des cas, un père ou un beau-père est l’auteur de la violence observée.
Les parents et beaux-parents : des relations profondément affectées par la violence
Grandir dans un climat de stress et de tension : une expérience qui teinte inévitablement la relation parent-enfant. La grande majorité des participants (82 %) considèrent que leur mère est une personne significative dans leur parcours. Durant l’enfance, plusieurs la perçoivent comme une source de protection et de réconfort, alors que d’autres la blâment de demeurer avec le conjoint violent.
« D’un côté, je perdais le respect pour elle, car je ne comprenais pas pourquoi elle restait avec lui, et de deux, je ne pouvais plus aller vers elle en sachant qu’elle, elle était encore avec lui. » (Nathan)
Qu’en est-il de la relation avec leur père ? La majorité d’entre eux (76 %) l’identifient comme une personne significative (que ce soit de manière positive ou négative), même s’il est l’auteur de la violence. Sans surprise, leur lien avec lui, même s’il était bon au départ, fond comme neige au soleil lorsque débutent les comportements violents. D’autres font état d’une relation plus ambivalente dans laquelle s’entremêlent l’admiration, la peur et la colère. Pour se protéger, certains décident de rompre tout contact avec leur père à l’âge adulte.
« J’avais des super moments avec mon père, il nous faisait jouer […]. Mais je sais qu’aussi, il m’impressionnait beaucoup et que petite, il pouvait me faire peur. » (Sara)
Près du tiers des participants (31 %) considèrent leur beau-parent comme une personne significative dans leur parcours de vie. Si cette relation est généralement positive au départ, elle s’envenime également lorsque le beau-père ou la belle-mère commencent à exercer des comportements violents. Dans le cas contraire, le beau-parent agit comme modèle positif au point d’être parfois considéré comme un « deuxième parent ».
Amis, famille élargie et fratrie : un précieux soutien
Vers qui se tourner lorsque rien ne va à la maison ? Vers les amis et la famille élargie, véritables piliers sur lesquels peuvent compter les jeunes durant leur enfance. Les deux tiers des participants (69 %) mentionnent que leurs amis ont eu une importance cruciale dans leur parcours, que ce soit en les aidant à se changer les idées dans les moments difficiles ou en écoutant attentivement leurs confidences.
De leur côté, les membres de la famille élargie (grands-parents, oncles, tantes ou cousins) apportent eux aussi du baume au cœur des personnes participantes en leur offrant une présence sans faille et en reconnaissant les actes de violence perpétrés dans le foyer.
« Des fois, ma mère, quand il y avait des chicanes ou quoi ce soit, elle était comme : ‘Viens chercher Mathilde’. [Ma grand-mère] montait l’escalier, elle venait me chercher puis elle me descendait en bas. Puis c’était comme un havre de paix. » (Mathilde)
Et la fratrie dans tout ça ? La pomme ne tombe jamais loin de l’arbre : l’exposition à la violence est un terreau fertile pour que les enfants développent des comportements violents entre eux. Si la moitié entretient une belle relation avec les frères et sœurs durant l’enfance, l’autre moitié rapporte des relations plus houleuses ou distantes.
« Moi et ma sœur, on a toujours vu nos parents s’haïr, se battre, se crier après. […] Mais vu que c’était comme notre modèle, bien aussitôt qu’il y avait quelque chose qu’on n’était pas en accord, on se criait après, ou on se frappait, on se chicanait. Je pense que oui, ça a une assez grande influence sur notre relation. » (Loïc)
Les relations amoureuses : un « laboratoire » pour reprendre confiance en soi
L’exposition à la violence durant l’enfance affecte-t-elle les relations amoureuses à l’âge adulte ? Six adultes interrogés sur dix expliquent que leurs partenaires amoureux ont marqué leur parcours. Non seulement ces relations sont l’occasion pour eux de s’éloigner de la violence, mais aussi de s’épanouir dans une relation égalitaire, de se reconstruire et d’apprendre à se faire confiance.
Par contre, les jeunes femmes sont plus à risque de subir à leur tour des comportements violents. Point positif, s’il en est : le fait d’y avoir été exposées pendant leur jeunesse leur permet de reconnaître plus rapidement la violence dont elles sont victimes et de mettre un terme à la relation.
« Il y a eu une fois qu’il a eu de la violence physique envers moi, puis là, ça m’a comme sonné une cloche, genre : « Non, non, il faut que tu te back. » (Béatrice)
Briser le cycle et responsabiliser les pères
En 2018, près de 7 % des enfants québécois ont été exposés à la violence conjugale subie par leur mère[2]. Malgré la fréquence de l’exposition à la violence durant l’enfance, ses impacts ont été très peu étudiés comparativement à ceux d’autres types de maltraitance, comme les abus sexuels et la négligence. Si la relation avec les parents est tout particulièrement affectée, des dommages collatéraux se font aussi sentir auprès des beaux-parents et de la fratrie.
Comme les pères sont souvent à l’origine de la violence observée et que la relation avec l’enfant est un puissant moteur de changement, il importe de développer des services axés sur la paternité, soulignent les chercheuses. Par exemple, le Groupe d’aide aux personnes impulsives (GAPI) a implanté il y a quelques années le « Groupe papa », qui responsabilise et accompagne les pères afin qu’ils gèrent mieux leur colère, leur agressivité et leur impulsivité. D’autres initiatives de ce genre gagneraient à être développées et évaluées dans les années à venir.
[1] Dans le présent article, « l’expression exposition à la violence conjugale renvoie au fait d’avoir vécu dans une famille où il y avait de la violence entre les (beaux-)parents de l’enfant, peu importe les formes, la durée, la gravité ou la nature des violences exercées (physique, psychologique, verbale, économique, spirituelle), que l’enfant ait vu, entendu les scènes de violence conjugale. »
[2] Source : Institut de la statistique du Québec (ISQ), 2018 : http://w3.uqo.ca/crve/wp-content/uploads/2019/12/violence-conjugale-enfants.pdf