« Quand tu as l’alzheimer, tu oublies, tu ne comprends plus rien à ce que tu vois, tu es perdu », explique une migrante haïtienne. Le sens donné à la démence n’est pas universel : il existe une multitude d’attitudes, de croyances et de valeurs vis-à-vis de la maladie. Comment les personnes nées en Haïti et résidant au Québec perçoivent-elles les pertes de mémoire associées à l’alzheimer ? Le manque d’information sur la maladie fait en sorte qu’elle est encore largement stigmatisée au sein de la communauté haïtienne.
Dans le cadre d’une étude exploratoire, une équipe de cinq chercheurs de l’Université de Montréal, de l’Université McGill et de l’Université d’État d’Haïti explorent le sens donné aux pertes de mémoire et le recours aux soins de santé parmi la population migrante haïtienne, une première au Québec. Pour ce faire, ils interrogent dix adultes âgés de 48 à 73 ans nés en Haïti et habitant au Québec depuis 3 à 42 ans.
L’âge d’or, un statut pas toujours enviable
Avec l’âge vient la sagesse, mais pas forcément le respect de la part des plus jeunes et des institutions. Les participants témoignent d’un manque de reconnaissance envers les personnes aînées dans leur pays d’origine, qui se traduit par un manque de ressources à leur égard (ex. : programmes gouvernementaux, équipes et soins spécifiques en gérontologie ou gériatrie, etc.). Être perçues comme des piliers pour la famille ne les empêche pas d’être souvent mises à l’écart dans la société, tant au Québec qu’en Haïti.
« Quand tu es vieux, tu dois te retirer dans un coin et laisser l’espace aux jeunes pour qu’ils puissent évoluer. » (Homme, 51 ans, au Québec depuis 6 ans)
Pire encore : des participantes racontent que des personnes âgées parrainées par leurs enfants dans le cadre du programme de réunification familiale subissent divers abus de leur part (ex. : exploitation économique, isolement).
« Beaucoup de personnes âgées sont dans cette situation, elles sont parrainées par leurs enfants qui les maltraitent. » (Femme, 67 ans, au Québec depuis 3 ans)
Pertes de mémoire : entre moqueries et déni
Méconnue, voire taboue en Haïti, la maladie d’Alzheimer est communément appelée la « maladie de la vieillesse ». Ce n’est qu’une fois installés au Canada que la majorité des participants en entendent parler pour la première fois. Dans leur pays, les pertes de mémoire sont souvent associées à la sorcellerie ou à la folie au sein des classes sociales moins favorisées.
Du côté des participants, comment s’expliquent-ils la maladie ? La plupart sont d’avis que les pertes de mémoire sont effectivement la conséquence inéluctable de la vieillesse. D’autres, moins scolarisés, croient que le stress ou même la volonté divine en sont les causes.
« Dieu peut faire des miracles, il peut guérir [la personne atteinte d’Alzheimer], sa vie dépend de la volonté du seigneur, les médecins ne peuvent rien pour elle, les médicaments sont sans effet. » (Femme, 62 ans, au Québec depuis 21 ans)
En plus de voir leurs capacités cognitives fondre comme neige au soleil, les personnes atteintes doivent faire face aux moqueries que la méconnaissance de la maladie engendre dans leur communauté. Pire, elles peuvent être exclues par leur entourage. De l’autre côté du spectre, le déni des proches trouve aussi sa place, entre inquiétude et peur.
« La famille ne l’accepte pas. Il y a un déni pour certaines personnes. Il y a les jeunes, les enfants qui commencent à rire, à se moquer ; ils ne comprennent pas ce qui se passe, la personne parle du passé, dit des choses extraordinaires qui n’ont aucun rapport avec la réalité. […] c’est difficile à vivre quand on sait une personne qui était vraiment responsable, était l’appui de la famille et cette personne maintenant devient comme un bébé, dépendante. » (Femme, 52 ans, au Québec depuis 3 ans)
Ce qui se passe dans la famille reste dans la famille
Une fois que le diagnostic tombe, qui prend soin du malade ? Sur cette épineuse question, les participants sont unanimes : c’est la famille immédiate qui doit s’en occuper. En Haïti, le système de santé n’assure pas la prise en charge des personnes atteintes de pertes cognitives : la famille est donc la seule à intervenir.
« C’est une pratique qui n’existe quasiment pas en Haïti, qui a été découverte par les immigrants haïtiens dans les sociétés d’accueil, ici encore j’ai appris qu’on pouvait placer les vieux et les vieilles. » (Homme, 64 ans, au Québec depuis 42 ans)
Et si l’état de santé de leur proche se dégrade ? Même si garder la personne auprès de sa famille est l’option la plus envisagée, les participants admettent la gorge serrée qu’il faut parfois contacter un centre d’hébergement pour obtenir un peu de répit.
« Je me rappelle de ma situation avec ma mère, comme j’étais commerçante [en Haïti], je n’avais pas vraiment de temps pour m’occuper et prendre soin d’elle. J’avais besoin d’un lieu, comme ici, pour la placer, je ne pouvais en trouver. » (Femme, 50 ans, au Québec depuis 3 ans)
Informer, sensibiliser, déstigmatiser
Manque d’information sur les services sociaux et les soins de santé, barrières linguistiques, différences culturelles : les populations migrantes vivent des difficultés particulières face aux pertes cognitives. Résultat ? Même si les ressources sont plus nombreuses et accessibles au Québec que dans leur pays d’origine, les migrants haïtiens semblent peu enclins à y recourir. Plus encore, la méconnaissance de la maladie d’Alzheimer entraîne sa stigmatisation, sa crainte ou sa négation par les proches.
Le vieillissement de la population, qui entraînera inévitablement une hausse des problèmes médicaux et sociaux, est une réalité qui n’épargne pas les personnes migrantes. Comment y faire face ? Les auteurs rappellent l’importance d’adapter les soins et services aux besoins spécifiques des migrants, notamment en mettant en place des campagnes de sensibilisation adressées à la communauté haïtienne au sujet des pertes de mémoire ainsi qu’en les informant des ressources qui leur sont offertes.