Comment le ministère de l’Immigration[1] distingue-t-il l’amour sincère des « faux » mariages ? Selon un manuel de formation rendu public en 2015, les activités suivantes attirent l’attention des autorités : « couples qui ne s’embrassent pas sur la bouche sur leurs photos », « qui ne partent pas en lune de miel » ou qui montrent seulement « une petite réception de mariage dans un restaurant ». Dans ce climat de méfiance envers la fraude conjugale, les services d’un avocat en immigration sont cruciaux. Quelles sont leurs stratégies pour que la demande de réunification conjugale de leurs clients soit acceptée ? Les avocats critiquent la suspicion d’Immigration Canada, mais doivent parfois jouer selon ses règles…
Dans cette étude, la professeure au département de science politique de l’Université du Québec à Montréal, Anne-Marie D’Aoust, donne la parole à dix avocats et avocates en droit de l’immigration qui ont aidé des couples dans leur un processus de réunification familiale dans la région de Montréal.
Rendre publique la vie privée
Il faut « une histoire d’amour ». (avocate 7)
Plus, plus, toujours plus de preuves d’amour ! Susciter l’humanité de l’agent d’immigration dans son évaluation de l’authenticité, de la profondeur et du bien-fondé de la relation amoureuse : telle est la mission des avocats interrogés. Ces derniers critiquent les intrusions du ministère dans la vie privée, mais veulent que leurs clients se prêtent au jeu et qu’ils accentuent la profondeur de leurs sentiments dans leur dossier.
Il faut que l’agent d’immigration ait « la larme à l’oeil ». (avocat 5)
Comment prouver la sincérité de ses sentiments envers l’être aimé ? Outre les formulaires officiels à remplir, les photographies sont cruciales pour un dossier béton. Pour les agents, ce seront les preuves irréfutables d’un amour inconditionnel. Un exemple parlant ? Le livre de l’amour, contenant des photos de la vie quotidienne du couple et des notes manuscrites, décoré avec autocollants ou paillettes qu’une avocate a demandé à ses clients d’inclure dans leur dossier.
Le choix des photos n’est jamais aléatoire. Donc quelles sont les images qui ne laissent planer aucun doute ? D’après les avocats, celles où la proximité physique du couple est évidente, et les classiques photos de mariage prises en groupe sont un sans-faute garanti !
Alors les photos, pour qu’elles soient valables, à mon point de vue, doivent toujours être des photos de groupes où on voit le couple dans l’ensemble, dans l’environnement social dans lequel il se trouve parce que ça participe à la vie publique de l’avis [de mariage]. (Propos de l’avocat 5 rapportés par l’autrice)
Les lettres valent également leur pesant d’or. Certains avocats insistent pour inclure des échanges manuscrits entre les époux. Ils portent le sceau d’être plus intimes et profonds que celles rédigées à l’ordinateur.
Lorsqu’on s’aime vraiment, démontrer son amour reste une chose difficile à faire ! Les avocats mettent au défi quiconque d’expliquer de manière raisonnée les raisons pour lesquelles on est amoureux d’une personne. Et pourtant, la vie de couple des époux migrants dépend de ces raisons, qui sont mieux d’être convaincantes…
Je te demanderais pourquoi tu aimes ton chum [petit ami] ? « Bien, il est fin [gentil] ». Bien, là, l’agent va écrire dans sa décision : « Vous n’avez pas pu m’expliquer pourquoi vous aimez votre époux ». Mais tu sais, c’est ça… Il faut être capable de leur montrer [aux clients], des fois, à pas être eux-mêmes pour qu’ils puissent réussir à satisfaire les critères d’immigration. (Citation des propos de l’avocate 8)
Défendre son client et nourrir les préjugés
La position de l’avocat est ambivalente : il défend les droits des immigrants et critique la méfiance du gouvernement, mais sélectionne aussi des dossiers potentiellement source de réussite ! Il remet parfois en question les preuves fournies par le couple, soulève des doutes sur les relations, se désintéresse de certains dossiers, ou décourage des clients d’entamer une procédure quand il prévoit que l’affaire est perdue d’avance.
Sur quoi se base-t-il ? Les dix avocats interrogés ont la même définition d’une relation potentiellement frauduleuse : une femme plus âgée qui épouse un homme plus jeune. Certains pensent même qu’aller à l’étranger pour trouver l’amour signifie que quelque chose ne va pas chez ces femmes ou alors qu’elles sont crédules, relate l’autrice. Un nota bene lourd de sens : les agents d’immigration ne remettent pas en question les hommes malades qui veulent parrainer une épouse plus jeune, souligne l’autrice.
En cas de refus : nouvelle demande ou processus d’appel ?
La décision tombe : la réunification familiale est refusée, car la sincérité de la relation ne fait pas l’unanimité auprès des autorités. Quels recours pour l’avocat du couple ? Recommencer le processus et déposer une nouvelle demande, ou entamer un processus d’appel.
Les dossiers en appel peuvent passer par deux canaux : une audition complète, ou alors un passage par le Mode alternatif de règlement des litiges (MARL) à la Section d’appel de l’immigration de Montréal, dont les délais sont très longs. En théorie, le MARL permet de résoudre les dossiers rapidement et de manière informelle. En effet, les rencontres ne durent qu’une heure et le conjoint parrain serait encouragé à prendre lui-même la parole, afin de miser sur l’aspect humain, authentique et émotif. En pratique, cependant, l’issue serait décidée d’avance, car le représentant du ministre exprime souvent sa solidarité avec la décision de l’agent de l’immigration.
Si le MARL échoue, direction l’audition complète alors ? Pas vraiment ! Pour des questions d’efficacité, plusieurs avocats préfèrent retirer leur appel et redéposer une nouvelle demande de réunification familiale. L’intérêt du couple en sort gagnant, mais cette manœuvre ne permet pas de savoir exactement pourquoi le couple a échoué à l’examen de passage. Bilan ? Plutôt mitigé, puisque le climat de méfiance dont des milliers de couples binationaux font possiblement les frais n’est pas contesté, affirme l’autrice.
Et quand l’avocat n’est pas une option ?
« Que penserait un agent d’immigration ? » : une question qui permet à l’avocat d’aider le couple à réussir sa demande de réunification familiale, mais qui reproduit les préjugés et les jugements sur les époux migrants !
Même avec une aide juridique, le processus de réunification familiale est incertain. Quoi penser, alors, de la situation des couples binationaux qui n’ont pas les moyens de s’offrir les services d’un avocat en droit de l’immigration ? Comme le montre une étude de Danièle Bélanger et Guillermo Candiz, l’argent semble être encore et toujours le nerf de la guerre. La réussite de la réunification familiale serait-elle ni plus ni moins qu’une question de classe sociale ? Pour les personnes moins privilégiées sur le plan économique, le processus long, coûteux et difficile n’en finit plus de finir.
[1] Le nom complet est le ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada