Sophie, canadienne, et Olivier, burundais, sont en couple depuis cinq ans, mariés depuis deux ans et ont des projets… qui ne peuvent franchir la frontière canadienne ! Les services de l’immigration jugent leur mariage « non authentique » et « illégitime ». Il ne s’agit là que d’un exemple de discrimination administrative à laquelle font face les Canadiens et Canadiennes en couple avec une personne originaire d’un autre pays. Comment vivent-ils ces nombreux obstacles d’Immigration Canada ?
Pour répondre à cette question, Karine Geoffrion, professeure d’anthropologie à l’Université Laval, s’intéresse plus particulièrement à l’expérience de parrainage du conjoint. Pour ce faire, elle s’entretient avec 33 Québécoises en couple avec un homme originaire d’un « pays du sud » (Amérique du Sud, Afrique subsaharienne, par exemple), ainsi qu’avec une conseillère en immigration et un conjoint parrainé. En sus, elle analyse les interactions sur un groupe Facebook privé de soutien entre femmes canadiennes qui parrainent ou qui désirent parrainer leur partenaire dans leur processus d’immigration.
Entre les obstacles administratifs et la résistance des instances d’immigration, « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » n’est pas encore au programme de ces femmes qui doivent dévoiler et justifier le bien-fondé de leur amour aux autorités.
Amour réel ou fraude migratoire ? Le parti pris des services d’immigration
Le processus de réunification conjugale, aussi appelé « parrainage du conjoint », est l’un des seuls moyens de fonder un foyer au Canada avec un partenaire non canadien. Mais le processus est coûteux, long… et sélectif !
Sur papier, l’objectif du programme de regroupement familial est simple et plein de compassion : il permet de parrainer un époux ou un conjoint, afin qu’il devienne un résident permanent du Canada. Mais dans les faits, les autorités n’acceptent pas toutes les demandes. Alors, comment juge-t-on l’admissibilité d’un candidat au parrainage conjugal ? L’évaluation du dossier du couple passe par une étude subjective visant à vérifier l’authenticité et la sincérité de la relation amoureuse, affirme Karine Geoffrion. Que redoute tant le gouvernement canadien ? La fraude conjugale, soit une fausse relation pour obtenir un visa, la résidence permanente ou la citoyenneté.
Réel danger de fraude ou processus discriminatoire ? Le refus de certains dossiers s’apparente parfois davantage à une forme de stigmatisation des couples binationaux, surtout s’ils sont composés d’individus de certaines origines ethnoculturelles. Comment ces préjugés se manifestent-ils ? L’autrice constate que les fonctionnaires de l’immigration examinent avec plus de méfiance les dossiers de parrainage d’un conjoint qui provient d’un pays moins favorisé d’un point de vue socioéconomique, d’un pays qui requiert un visa pour visiter le Canada, ou d’un pays qui, selon le gouvernement, « enregistre un niveau de fraude migratoire élevé ».
En plus des frais de candidature élevés, des nombreux formulaires à remplir, des différents certificats et attestations à fournir dans les langues officielles du Canada et des délais de traitement prolongés, le gouvernement accroît son contrôle sur l’immigration conjugale, comparable alors à une véritable campagne de sensibilisation à la fraude amoureuse !
« En guerre » au nom de l’amour !
« On était tellement découragés, [mon mari] m’a dit : « On ne va jamais y arriver ». On s’est même dit que c’était terminé. Mais on a compris que l’immigration ne pourrait pas nous séparer. On est revenus plus forts que jamais. Au deuxième refus on était complètement démolis, mais, contrairement au premier refus, on a tenu la route et on s’est dit : « Vivre tout ceci et être encore ensemble, c’est qu’on est fait l’un pour l’autre ». (Publication sur le forum du groupe de soutien, en réponse à une femme qui souhaitait abandonner les démarches)
Malgré les embûches, « le vrai amour triomphe toujours », car « ce qui ne nous tue pas rend plus fort » ! Les femmes utilisent ces expressions pour témoigner de leur détermination à ne pas abandonner leur partenaire. L’autrice montre que, face à l’expérience décourageante de la réunification conjugale, ces femmes partent « en guerre » contre les services d’immigration. Elles « se battent contre » les services, font preuve de « force » et de « courage » malgré les « défaites » et ne s’avouent pas « vaincues ».
En quoi cette motivation aide-t-elle les femmes ? Tout d’abord, en faisant référence aux épreuves endurées et à leur persévérance, elle nourrit la légitimité du couple binational que le gouvernement remet en question. Dans l’adversité, l’authenticité et la solidité du lien n’en ressortent que davantage ! L’immigration de leur conjoint devient alors une revendication politique, une mission à accomplir. Même après plusieurs rejets, rares sont celles qui jettent l’éponge : elles recommencent le processus et accumulent les « preuves » de l’authenticité de leur relation. Cette détermination n’est cependant pas de tout repos, car elle se répercute durement sur leur vie : arrêt de travail, réorientation de carrière ou réorganisation de la vie familiale pour certaines, sont autant de conséquences parfois lourdes sur leur quotidien, mais aussi des preuves de l’authenticité de leur amour, souligne l’autrice.
Les groupes de soutien, de partage : une forme de résistance organisée
Les groupes de soutien sont une autre stratégie de résistance face aux difficultés administratives du processus de parrainage du conjoint. Ils offrent une plateforme de partage d’informations et permettent aux femmes d’anticiper les attentes et les demandes des agents d’immigration.
Petit point d’information : l’évaluation du dossier de parrainage se fait en deux étapes, affirme l’agente d’immigration interrogée. D’abord, les agents d’immigration évaluent le dossier papier qui comporte les formulaires remplis et les autres « preuves » de la relation intime (photos, comptes de téléphone, billets d’avion, reçus de transferts d’argent, conversations Facebook, lettres de la famille et des amis). Leur objectif ? Déceler toute « incongruité » qui montrerait l’existence de preuves falsifiées et produites « pour l’immigration ». Ensuite, s’ils croient toujours que le mariage a comme seul objectif de migrer au Canada, ils convoquent le conjoint non canadien à une entrevue.
«Quand on sait ce qu’ils regardent en particulier, ça nous donne une chance d’aller au-devant de leurs questions ou jugements.» (Publication d’une membre du groupe de soutien en novembre 2014)
Les femmes consultent donc toutes les sources d’information susceptibles de faire avancer leur dossier, diffusent les noms de bons consultants en immigration, conseillent sur le choix des photos, la cérémonie de mariage, le type de questions posées lors de l’entrevue. Une mine d’or de trucs et astuces qu’elles ne manquent jamais de partager avec les autres membres des groupes de soutien.
Ainsi, les femmes actives dans les communautés en ligne sont conscientes des jugements, réfléchissent à l’image que projette leur couple et sélectionnent les éléments les plus aptes à convaincre les agents et agentes d’immigration, quitte à rendre publique une sphère très privée de leur vie…
«— Pour les conversations, est-ce que je mets tout, même les chicanes pour faire naturel ?
— Il faut que l’agent puisse voir au travers des conversations que vous êtes un couple. Cela implique de mettre de tout : des ‘ je t’aime ‘, de la jalousie, des disputes, des conversations anodines, etc. Certaines personnes (comme moi) mettent même le début de conversations plus intimes.» (Extrait tiré d’une discussion issue du forum du groupe en octobre 2016)
À la lumière des « signaux d’alerte » soulevés dans les lettres de refus d’autres demandeuses, elles s’attèlent à construire des dossiers « béton » en fonction des critères et des preuves attendues par les services d’immigration.
Parrainage réussi, mais après ?
Dans un pays qui veut sensibiliser sa population aux risques de la fraude amoureuse, les obstacles à la réunification conjugale sont donc nombreux pour les femmes canadiennes en couple avec un non-Canadien, plus particulièrement un homme racisé. Or, grâce à leur détermination et leur solidarité, ces dernières résistent à la stigmatisation et à la discrimination d’Immigration Canada.
À parrainage réussi, inclusion au Québec réussie ? Pas nécessairement ! La dépendance économique et sociale de la personne « parrainée » au parrain, la non-reconnaissance fréquente des diplômes obtenus ailleurs, ainsi que la méconnaissance de la langue française doivent certainement avoir des conséquences sur la qualité de vie et l’inclusion de la personne parrainée au Québec. Autrement dit, un parrainage réussi n’est que le début d’un long fleuve peu tranquille.