Originaire du Maroc, Sofia vit au Québec depuis maintenant 15 ans. Elle caresse l’idée que sa mère puisse immigrer au Canada afin de prendre soin d’elle durant sa vieillesse. Après plusieurs années et de nombreuses tentatives, son dossier est finalement soumis au Programme de regroupement familial. Maintenant, elle attend une réponse. Sa situation illustre bien le parcours du combattant des personnes qui entament les démarches du Plan d’action pour accélérer le regroupement familial. Quels sont les effets de cette nouvelle politique de « parrainage » sur le temps d’attente ? Anxiété, incertitude, stress financier : le programme de parrainage de parents et de grands-parents est loin de répondre aux attentes.
C’est ce qu’observent Danièle Bélanger[1] et Guillermo Candiz[2] qui s’entretiennent avec 19 personnes qui vivent au Québec et qui ont expérimenté la nouvelle politique de parrainage des parents et grands-parents.
La politique de regroupement familial : qu’est-ce que ça mange en hiver ?
Adoption du Plan d’action pour accélérer le regroupement familial en 2011, mise en place d’un système de quota, puis son remplacement par une loterie : la politique de regroupement familial du gouvernement fédéral a fait l’objet de nombreuses réformes. Son objectif ? Réduire le temps d’attente des personnes qui soumettent leur dossier pour parrainer un parent ou un grand-parent. Utopie ou résultats visibles ? Malgré les bonnes intentions, les résultats escomptés ne semblent pas au rendez-vous : l’attente demeure un facteur central dans les demandes de parrainage.
Dans le passé, toute personne pouvait présenter une demande à tout moment et… attendre, bien sûr ! Aujourd’hui, les règles se corsent. Pour être éligible au système « premier arrivé, premier servi » (2014-2016) ou à la « loterie » (2017-2018), comparable à un processus de sélection aléatoire, les candidats doivent avoir un revenu plus élevé, le maintenir plus longtemps, puis demeurer « en attente » jusqu’à ce qu’ils se qualifient et réussissent à postuler. Une vraie course contre la montre ! Et s’ils échouent ? Pas de raccourci : ils doivent recommencer chaque année.
Pour les familles qui choisissent le « super visa pour parents et grands-parents », le bénéfice de la rapidité vient avec un coût, en plus d’être temporaire et précaire, car il n’accorde aucun droit au travail, aux soins de santé ou à l’éducation.
Tableau: Réformes de la politique de regroupement familial des parents et grands-parents du gouvernement du Canada (2011-2017)
Moratoire, quota et loterie : du droit à la chance
Selon le Plan d’action, le regroupement familial serait une question de chance et de savoir-faire administratif, plutôt que de droit. En effet, entre les difficultés à présenter une demande de parrainage, le report du plan durant deux ans et les lourdeurs bureaucratiques, le processus de regroupement familial demeure long, complexe et incertain.
L’expérience d’Aamaal, une répondante de l’étude, en est un bel exemple. Citoyenne canadienne depuis 2011, elle est née au Liban et a immigré au Canada en tant qu’étudiante étrangère en 2001. Elle entame le processus de regroupement familial en 2012, mais se heurte à plusieurs obstacles : moratoire qui l’empêche de soumettre sa candidature et quota de parents et de grands-parents rempli en quelques heures. Enfin en 2016, Aamaal fait appel à un service de courrier privé qui livre sa demande de parrainage à la minute même de l’ouverture du centre de traitement.
« L’année suivante, je n’ai pas pu dormir. J’ai fait attention à tous les détails et je me suis assurée que tout était complet. J’étais découragée et inquiète. C’était la troisième fois, donc je savais exactement comment tout remplir. Je l’ai envoyé le premier jour et j’étais extrêmement stressée… J’avais peu d’espoir. »
(Traduction libre des propos d’Aamaal)
Cette fois-ci, c’est la bonne ! Après cinq ans de procédures administratives plus ou moins digestes, mais surtout d’attente, sa demande est acceptée.
« Au début, elle croyait naïvement que le regroupement familial était un droit, mais elle s’est lentement rendu compte que c’était une question de savoir-faire administratif et de chance. »
(Traduction libre des propos de Bélanger et Candiz)
L’argent : encore et toujours le nerf de la guerre
Au-delà de la chance et de la stratégie administrative, la réunification familiale serait également une question de classe sociale ! En effet, le revenu minimum requis pour être éligible au parrainage a soudainement augmenté de 30 % et doit être maintenu durant une période de trois ans au lieu d’un an : une nouvelle exigence qui favorise donc les plus fortunés. Les femmes issues de l’immigration, ou alors les « minorités visibles », qui sont plus enclines à subir de la discrimination à l’emploi et à avoir un faible revenu, se voient exclues du droit à la vie de famille, selon les auteurs.
C’est le cas de Svetlana, qui a immigré de l’Azerbaïdjan au Canada en 2011. Fille unique d’une mère célibataire, elle avait l’intention de parrainer sa mère pour qu’elle puisse immigrer au pays une fois qu’elle aurait rempli les exigences. Malgré ses deux maîtrises, son revenu est inférieur au critère du programme de parrainage, ainsi qu’à celui du super visa…
« Je voulais qu’elle vienne depuis le début, mais je ne gagne que 31 000 $ par an et j’en ai besoin de 38 000. Ce n’est pas facile. »
(Traduction libre des propos de Svetlana)
Un autre cinq ans d’attente. Au menu : inquiétude, impuissance et frustration, car son futur, comme celui de sa mère, dépend de la politique de regroupement familial. Quelles solutions s’offrent à Svetlana ? Tenter sa chance à nouveau, ou déménager dans un autre pays. Autrement dit, rien de tangible pour le moment. Dans son cas, la nouvelle politique de regroupement familial n’a pas réduit le temps d’attente, mais a plutôt exclu la possibilité de parrainer sa mère.
Le super visa : gagner du temps, mais perdre des droits
Le « super visa pour parents et grands-parents », une alternative viable au parrainage ? Oui et non. Elle permet aux parents et aux grands-parents d’un résident permanent ou d’un citoyen canadien de rester jusqu’à 24 mois au Canada. Similaire à un visa de touriste standard, il introduit tout de même des éléments du programme de parrainage. La personne qui parraine doit fournir une preuve de revenu, mais le visa n’accorde aucun droit (au travail, aux soins de santé ou à l’éducation). De plus, ceux et celles qui en sont titulaires doivent se doter d’une assurance maladie privée pour la durée de leur séjour.
Plusieurs participants déplorent que le super visa soit surtout l’option « moins chère » pour le gouvernement.
« Ma mère parle très bien français, donc elle pourrait travailler temps partiel pour s’occuper. C’est pour cette raison que je préfère le parrainage. De plus, en termes de soins de santé, le parrainage est meilleur. »
(Traduction libre des propos de Paul, un participant)
De plus, le statut temporaire du super visa s’avère être une impasse pour les familles qui ont un projet de réunification à long terme.
« C’était assez. Continuer à demander la prolongation des visas temporaires est merdique parce que je travaille, je paie des taxes. Je ne demande rien au gouvernement canadien ; Je paierai pour chaque chose ! Je sais que demander un parrainage prendra beaucoup de temps, peut-être cinq ans, mais je sens que je dois le faire dès que possible. »
(Traduction libre des propos de Florin, un participant qui souhaite parrainer sa mère qui vit en Roumanie)
Cela dit, pour les familles qui ont les reins solides financièrement, le super visa est une option viable justement parce qu’il est rapide et flexible, soulignent certaines personnes participantes. Ce qui leur importe avant tout, c’est de rapatrier rapidement – même pour un temps défini – un parent ou un grand-parent au Canada, peu importe la manière.
En somme, le super visa souffre de ses contradictions, en étant aussi rapide et flexible, que temporaire et précaire.
Être en famille au Canada : un privilège ?
« Je me sens comme un citoyen de seconde zone ; sur papier, j’ai les mêmes droits que les personnes nées au Canada, mais ce n’est pas vraiment le cas ; personne ne devrait pouvoir m’empêcher d’avoir mes parents ici avec moi dans mon pays, car c’est aussi mon pays ! »
(Traduction libre des propos de Florin)
Entre intentions et conséquences, l’écart peut être grand : les réformes du Plan d’action veulent réduire le temps d’attente d’une réunification familiale avec un parent ou un grand-parent, mais dans les faits, le processus n’est pas plus rapide. De plus, le parrainage, réservé aux personnes plus privilégiées, stratégiques ou chanceuses, renforce les inégalités déjà existantes dans la société canadienne. La vie de famille est un droit pour tous et toutes, et non une question de « mérite », concluent les auteurs. D’autant plus que la réunification des familles est vitale pour la cohésion familiale, communautaire et culturelle. En outre, la transmission de l’héritage culturel d’origine aux enfants et petits-enfants, par exemple, fait partie intégrante de l’inclusion à la société d’accueil. Mais puisque l’insertion professionnelle et sociale au Québec prend beaucoup de place pour les parents, qui s’occupe de la transmission ? Bien souvent les grands-parents, comme le constate l’étude de Michèle Vatz Laaroussi (2013 ). Ainsi, le regroupement familial des parents et grands-parents auprès de leurs enfants et petits-enfants est primordial pour préserver le maintien de la culture d’origine.
[1] Titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les dynamiques migratoires mondiales de l’Université Laval
[2] Chercheur postdoctoral au département de géographie de l’Université Laval