L’importance de stimuler un enfant en bas âge n’est plus à prouver. Jouer avec lui, lui parler, encourager sa curiosité : des actions bien simples, qui ont pourtant un immense impact sur leur développement. Simples, peut-être, mais ces petits gestes peuvent désemparer les parents qui vivent une grande précarité au quotidien. C’est notamment le cas de ceux issus des communautés autochtones vivant dans les réserves. Les contrecoups des politiques d’assimilation ont eu un grand impact sur la transmission des savoirs et des traditions. Sans repères culturels, l’éducation et la stimulation des enfants laissent un goût amer chez les parents qui se sentent dépossédés de leurs moyens. Comment intervenir auprès de ces parents pour les aider à regagner confiance en leurs compétences parentales? Pour une équipe de chercheures, la clé se situe dans une intervention faite dans le respect des traditions et de la culture autochtone.
Pour trouver de nouveaux moyens d’intervenir auprès des parents de communautés autochtones, cinq spécialistes[1] de la santé ont étudié de près la réalité d’une communauté algonquine. Les chercheurs se sont rendus sur place, dans la réserve de Rapids Lake (Kitiganik), située dans le nord de la région de l’Outaouais.
D’abord, ils ont rencontré individuellement 6 acteurs-clés de la communauté (dont 3 professionnels de la santé, une personne du domaine de l’éducation et une femme aînée respectée du village). Ensuite, ils ont organisé un groupe de discussion auquel ont participé 5 mères et leurs jeunes enfants. En tenant compte des informations recueillies aux deux premières étapes, les auteurs ont mis sur pied un projet pilote, l’Odeminiwin, auquel ont participé 8 adultes et leurs 9 enfants. Leur objectif : comprendre comment les parents autochtones stimulent leurs jeunes enfants et, surtout, comment ils perçoivent les outils d’évaluation du développement de leurs enfants.
Premier constat : c’est dans le contexte quotidien de la réserve que les parents éprouvent le plus de difficulté à stimuler leurs jeunes enfants. Deuxième constat : dans un contexte d’activités associées à la culture autochtone, comme la chasse, la trappe ou la pêche, les parents ont plus confiance en leurs capacités et sont plus portés à stimuler leurs enfants. Dernier constat : les parents voient d’un mauvais œil les outils d’intervention réguliers, qu’ils associent plutôt à des tests de leurs capacités à être parents.
« Quelque chose s’est brisé »
Dans l’enceinte de la réserve, les parents rencontrés se sentent démunis; ils ont de la difficulté à voir leur rôle dans le développement de leurs enfants. Plusieurs sont même incapables de nommer un seul exemple de stimulation. Ils invoquent un manque de connaissances, en plus d’un sentiment de ne pas être à la hauteur. Selon les auteures, les politiques d’assimilation (comme l’envoi des enfants autochtones en pensionnat) ont des répercussions sur plusieurs générations. Ce sombre épisode de l’histoire a entraîné une perte des habiletés parentales : « when it comes to parenting, something is broken ». Les tracas quotidiens reliés à la violence, à la pauvreté, à la consommation ou aux problèmes de logement prennent toute la place. Une des acteurs-clés explique que les parents sont passifs et qu’ils croient que l’enfant fait ses apprentissages par lui-même : « we just throw the kids outside, that is their stimulation to develop ». Traditionnellement, c’est tout le village qui éduquait les enfants. Mais les auteures écrivent qu’aujourd’hui, le village semble brisé, vulnérable, et qu’il peine à s’occuper de ses enfants. Ils sont laissés à eux-mêmes.
Hors de la réserve, le retour aux sources
C’est tout un changement qui s’opère lorsque vient le temps de s’adonner à des activités traditionnelles comme la chasse, la pêche ou la trappe. Selon les chercheures, ce retour aux sources redonne confiance aux parents et en leurs capacités.
« Traditional parenting practices are more evident in the bush […] and parents are more involved in the stimulation of their young children. »
Les parents enseignent aux enfants à reconnaître les animaux, leurs traces, ou les différentes techniques pour les attraper. Ils leur font aussi toucher les animaux. Comme l’exprime un des acteurs-clés : « This is their land, and the land takes care of the kids ».
Odeminiwin : un outil respectueux des valeurs locales
Pour évaluer le stade de développement des enfants, les intervenants utilisent depuis longtemps l’ASQ (Ages and Stages Questionnaire). Cet outil permet aussi de fournir des recommandations aux parents pour stimuler le développement de leur tout-petit. Interrogés à ce sujet, les parents sont presque unanimes : l’ASQ leur donne l‘impression d’être jugés. Aux yeux des parents, l’ASQ n’est pas un outil pour leur venir en aide, mais bien un test de compétences parentales. Résultat : les recommandations sont rarement mises en application.
C’est ainsi qu’est né l’Odeminiwin, qui signifie en langue algonquine « jeu de groupe » (playgroup). Ce projet, ouvert à tous les membres de la communauté, permet aux participants de se réapproprier les responsabilités parentales dans le respect des valeurs chères à leur culture. Il s’agit de remettre à l’avant-plan la tradition voulant que tout le village participe à l’éducation des enfants. Regroupés, les adultes et les enfants participent à des jeux éducatifs. Concrètement, il s’agit tout simplement d’adapter les activités de stimulation promues par l’ASQ, en y intégrant les valeurs algonquines, par exemple l’entraide à l’échelle de la communauté. En créant un espace où les parents peuvent stimuler leurs enfants en groupe, où ils peuvent s’encourager les uns les autres, où ils peuvent faire référence aux pratiques traditionnelles, les parents se sentent moins seuls et plus investis dans leurs tâches. Les auteurs décrivent un processus de valorisation : chaque parent devient un exemple positif pour un autre parent.
La réappropriation du rôle parental
Quand vient le temps de stimuler leurs jeunes enfants dans l’enceinte de la réserve, les parents se sentent souvent démunis. Un sentiment qui laisse place à la confiance et l’assurance lorsque les activités se font dans le cadre de la culture traditionnelle autochtone. En mettant sur pied l’Odeminiwin, les chercheures montrent l’importance d’adapter les outils d’intervention aux réalités autochtones.
D’ailleurs, d’autres initiatives adoptent cette idée de respect des systèmes traditionnels autochtones. Le régime particulier de la protection de la jeunesse, développé par la nation Atikamekw, en est un bon exemple. Les membres de la communauté utilisent leurs propres façons pour gérer les conflits familiaux et la protection des tout-petits. La modification du Code civil du Québec, en 2018, reconnaît aussi l’adoption coutumière, une coutume présente chez les Inuits du Nord-du-Québec.
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[1] Les cinq chercheurs qui ont participé à cette étude sont Rebecca Marian Thorne, de la faculté des sciences infirmières de l’université McGill; Mary Ellen Macdonald, de la faculté de médecine dentaire de l’université McGill; Christine Thivierge et Serge Vignola, de Santé Canada; et Georgina Whiteduck, professionnelle de la santé œuvrant la communauté de Rapid Lake.