L’accès au travail rémunéré, pour les hommes comme pour les femmes, est perçu comme la clé de l’autonomie individuelle et un pas important vers l’égalité de genre. Toutefois, selon l’auteure de cette étude, certaines « barrières invisibles » demeurent entre le fait de toucher un revenu et celui d’en bénéficier… personnellement. Par exemple, lorsque les familles ont un enfant à charge, la répartition des dépenses affecte différemment les hommes et les femmes.
De même, les politiques de conciliation travail-famille, qui favorisent l’autonomie économique des femmes, ne suffisent pas non plus à assurer l’égalité économique au sein des couples. Un constat que la chercheure attribue au fait que ces politiques omettent de prendre en compte les réalités et les responsabilités économiques et sociales des femmes.
Cette étude a pour objectif d’analyser la relation entre le salaire et l’autonomie économique chez les couples hétérosexuels qui travaillent et qui ont des enfants à charge. Selon cette recherche, un accès facilité au marché du travail ne garantit pas nécessairement une meilleure autonomie économique chez les femmes.
L’auteure a procédé à une analyse comparée entre la Suisse et le Québec. Elle s’est basée sur plus d’une centaine d’entretiens recueillis dans le cadre de ses recherches antérieures. Ces entretiens portent sur l’organisation financière d’environ 70 couples hétérosexuels suisses d’âges divers et de 15 couples hétérosexuels québécois âgés entre 25 et 45 ans. Les couples québécois partagent les mêmes caractéristiques que les couples suisses du même âge : l’homme travaille à temps plein et la femme à temps partiel, avec des enfants à charge.
La recherche comprend également une revue de littérature sur les modèles d’organisation financière dominants chez les couples hétérosexuels occidentaux et leurs conséquences sur l’autonomie économique des femmes.
Travail facilité, autonomie limitée?
En Suisse, 60 % des femmes professionnellement actives sont à temps partiel contre 25 % au Québec[1]. Cette prédilection des Suissesses pour le temps partiel peut s’expliquer par les politiques familiales suisses, qui laissent l’essentiel de la responsabilité de la conciliation travail-famille entre les mains de ces dernières. Les congés de maternité sont de courte durée, les services de garde sont coûteux et insuffisants, et les horaires scolaires difficilement compatibles avec un emploi à temps plein.
Graphique 1. Distribution des femmes actives sur le marché du travail en Suisse et au Québec
Au Québec, les longs congés parentaux, les garderies à bas prix et les services de loisirs pour enfants sont beaucoup plus accessibles. Grâce à ces nombreuses mesures gouvernementales, les Québécoises peuvent plus facilement maintenir un engagement professionnel à temps plein. Pourtant, selon cette recherche, les Québécoises auraient moins d’argent à disposition pour leurs dépenses personnelles que les Suissesses. Des revenus plus élevés ne seraient donc pas la seule condition d’accès à l’autonomie…
Partenaires à parts inégales
Pour évaluer l’autonomie, il faut également regarder ce qui se passe au sein des couples. En matière d’organisation financière, un grand nombre de couples choisissent le modèle de la « solidarité » : les deux partenaires contribuent aux frais collectifs (loyer, électricité) à part égale ou en proportion de leur salaire, et gèrent séparément leurs dépenses personnelles.
L’auteure note que les Suissesses interrogées fournissaient le quart du revenu total du ménage contre 40 % pour les Québécoises, ce qui explique en partie la différence de budget personnel entre les deux pays.
Comme les femmes gagnent en moyenne moins que les hommes, elles disposent souvent de moins d’argent à utiliser librement que leur partenaire, mais ce déséquilibre persiste même si les deux touchent un salaire identique. C’est que, dans la plupart des cas, les hommes et les femmes ne prennent pas en charge les mêmes dépenses au sein du foyer.
Des recherches indiquent que les femmes s’acquittent traditionnement des dépenses liées à l’entretien de la maison et aux soins des enfants, tandis que les hommes prennent à leur charge les factures mensuelles, comme l’électricité et le téléphone. Or, les dépenses « féminines » sont plus difficiles à évaluer dans le temps. Bien qu’elles servent l’ensemble de la famille, ces dépenses sont parfois perçues comme personnelles (par exemple, les frais de garde des enfants, de santé ou d’une aide-ménagère). Il est ainsi difficile pour les femmes d’évaluer le montant qu’elles consacrent à leur famille relativement à celui qu’elles se réservent pour elles-mêmes. Plusieurs d’entre elles finissent par moins dépenser pour leurs envies personnelles que leur partenaire. D’après l’auteure, ces conclusions sont valables dans de nombreux pays occidentaux.
L’argent ou le temps?
Suissesses comme Québécoises semblent avoir moins d’argent personnel que leur partenaire et ne profitent pas toujours d’une grande liberté dans leurs choix de consommation. Mais plusieurs d’entre elles soulèvent un point important : le temps. Elles valorisent beaucoup la liberté d’organiser leur temps selon leurs envies et besoins, et ne seraient pas prêtes à sacrifier cette forme d’autonomie contre une plus grande indépendance économique.
Les résultats de cette recherche permettent de nuancer l’impact du travail rémunéré sur l’autonomie des femmes. D’une part, le revenu personnel ne garantit pas l’égalité des genres et, d’autre part, il ne constitue qu’une simple facette du bien-être et de l’autonomie. En effet, la manière dont les individus concilient famille et travail semble davantage tendre vers la recherche d’un équilibre entre les différentes dimensions de l’autonomie que vers la seule valorisation matérielle.
Les politiques publiques qui soutiennent la conciliation travail-famille devraient prendre en compte ces dimensions multiples, et ainsi encourager l’égalité de genre, de maîtrise du temps et de pouvoir de décision.
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[1] La proportion des Québécoises et des Suissesses en emploi est à peu près similaire, même si beaucoup plus de femmes exerceront un emploi à temps partiel en Suisse (60%) qu’au Québec (25%). Institut de la statistique du Québec, 2009 ; Branger, 2008