Léa, deux ans, a une histoire familiale tumultueuse. Ses parents se sont séparés avant sa naissance et se disputent sa garde depuis. Il y a un an, le juge a donné la garde à sa maman et des droits d’accès ponctuels à son papa. Les échanges se sont faits chez la grand-mère paternelle de Léa, car ses parents sont incapables de se voir ou de se parler sans se quereller. Il y a quelques mois, le père de Léa a fait une requête pour obtenir la garde, soutenant que son ex-conjointe l’éloigne volontairement de sa fille et s’est remise en couple avec un homme qui consomme de la drogue de façon abusive. La mère, quant à elle, dit que c’est la grand-mère paternelle qui s’occupe de Léa lors des visites et que le père est incapable de prendre soin d’un jeune enfant. Le juge demande qu’une expertise psychosociale soit réalisée pour y voir plus clair.
Lorsque des parents qui se séparent sont incapables de s’entendre sur les modalités de garde de leur enfant, c’est le tribunal qui doit trancher la question. Le meilleur intérêt de l’enfant (MIE) devient alors un critère primordial pour guider les décisions des juges et des experts.
Pourtant, le concept de MIE n’a pas de définition officielle. Tout dépend du contexte. Pour essayer de dissiper le flou qui entoure le MIE, les auteures se sont intéressées aux points de vue des juges et des experts. Dans le cadre d’un projet de thèse, elles ont conduit des entrevues semi-dirigées avec 11 juges siégeant à la Cour supérieure du Québec, 7 psychologues et 9 travailleurs sociaux experts dans les questions de garde d’enfants, entre 2012 et 2013.
L’épaisseur du dossier
D’après les juges et les experts, on surveille trois principaux indices pour déterminer s’il s’agit d’une séparation hautement conflictuelle.
D’abord, on observe comment l’enfant est affecté par la situation. Dans certains cas, l’enfant vit un important conflit de loyauté, et peut se retrouver pris en otage par l’un ou l’autre parent, voire les deux.
On regarde aussi le dossier du couple. Son épaisseur donne, d’un seul coup d’œil, une idée de la lourdeur des conflits et de l’incapacité des parents à s’entendre. Si une crise temporaire est une caractéristique « normale » d’une séparation, des difficultés chroniques et un appel répété à la cour sont des indices à ne pas négliger.
L’absence de communication ou une communication très problématique entre les parents sont révélatrices. Dans un tel cas, les méthodes de discussion et de négociation habituelles sont impossibles à mettre en place.
« On reconnaît une situation hautement conflictuelle […] à partir du moment où des parents sont incapables de s’asseoir dans la même pièce avec une tierce personne, par exemple un médiateur. » (travailleur social 1)
Continuité, protection et autonomie
Le meilleur intérêt pour l’enfant n’a pas de définition officielle. Il est déterminé spontanément en fonction de ses besoins psychologiques, selon le contexte de la séparation.
Les juges et les experts s’accordent cependant pour essayer de maintenir certains critères. L’enfant devrait pouvoir vivre dans un environnement stable et prévisible.
« L’intérêt de l’enfant, ce n’est pas nécessairement d’être avec le père ou la mère. Il doit être dans un environnement sain, qui va répondre à ses besoins, puis qui changera pas trop […] sa routine de vie. Ça, pour un enfant, c’est important. Le déraciner, le changer d’école, d’amis, on voit ça souvent puis ça, les enfants sont pas confortables avec ça. » (psychologue 1)
Ses deux parents devraient demeurer accessibles et présents dans sa vie.
« Répondre à ses besoins, dans un contexte de séparation, et le premier besoin d’un enfant, puis ça c’est une généralité, c’est d’avoir accès à ses deux parents. Un enfant a besoin de ses deux parents pour se développer, construire son identité. » (travailleur social 1)
L’enfant devrait aussi être en mesure d’aimer ses deux parents sans contrainte, en étant tenu à l’écart des conflits.
« Mais dans le hautement conflictuel, moi, ce qui me vient le plus là, le mot qui me vient, c’est liberté. Parce que les enfants se sentent coincés, entre leurs deux parents, puis ils sentent pas qu’ils ont le droit d’aimer un ou d’aimer l’autre, ou d’aimer les deux, fait qu’ils se sentent pris là-dedans, ils ont pas la liberté d’être des enfants. » (psychologue 2)
Ces critères sont soutenus par trois grands principes : la stabilité (forme de continuité dans la vie de l’enfant), la protection (contre la manipulation ou la mise en danger) et l’autonomie (de parole et de choix).
Figure 1 : Les principes informant la décision du meilleur intérêt de l’enfant
Pas si évident…
Malgré ces « balises » pour orienter les décisions des juges, il n’est pas toujours évident de trancher.
Lorsque l’enfant est très jeune, on considère généralement qu’il ne devrait pas être séparé de sa mère. Mais, pour suivre le principe de stabilité, il devrait tout de même pouvoir créer des liens avec son père. Comment organiser la garde partagée dans le cas de bébés et de très jeunes enfants?
« Oui, il y a des débats sur un enfant, un poupon, qui ne doit pas être séparé de sa mère, que la garde partagée n’est pas possible dans le cas d’un très jeune enfant. Et ça, on vient souvent mettre une espèce de balise, quatre ans, l’âge de quatre ans. » (juge 6)
La distance entre les résidences peut être un frein important à une garde partagée stable et équitable. Comment éviter de déraciner l’enfant de son milieu, tout en lui permettant d’avoir accès à ses deux parents? Parfois, les juges ont certains doutes par rapport au déménagement à longue distance de l’un des ex-conjoints.
« […] on peut avoir deux bons parents, et, à un moment donné, il y a un des parents qui décide de déménager, loin, évidemment, puis ça fait échec, automatiquement, aux mesures de garde ou d’accès qui avaient été indiquées. Alors, il y a des fois où c’est fait de bonne foi, mais c’est quand même dramatique, puis il arrive des fois où c’est utilisé de façon évidente pour faire échec à la décision qui avait été rendue. » (juge 3)
Dans la mesure du possible, les juges et les experts souhaitent respecter l’autonomie et la volonté de l’enfant. Mais faire peser son avis dans la balance peut aussi le mettre en situation de danger. L’enfant peut se retrouver au centre du conflit et devenir l’objet de manipulations de la part de ses parents.
Finalement, les experts tentent d’y voir le plus clair possible en faisant appel à leurs expériences, à leur « bon sens » pour essayer de faire cheminer les clients vers la meilleure solution possible pour le bien-être de l’enfant :
« […] ce n’est pas une question facile, dans le sens où je pense qu’il n’y a pas de recette magique. Pour un juge, en tout cas, pour ma part, c’est beaucoup quelque chose qui découle un peu de mon expérience, du vécu, comme père de famille, et beaucoup plus que de l’expérience qu’on peut avoir à la Cour. » (juge 8)