Gabriel, douze ans, garde régulièrement ses deux petites sœurs lorsque ses parents sont à l’épicerie. Depuis que la famille a immigré au Canada, les parents travaillent plus et sont moins souvent à la maison. Mais ils ont confiance en Gabriel : ils lui ont bien expliqué ce qu’il devait faire et ne pas faire afin que la fratrie soit en sécurité. « C’est de la négligence parentale », se dit un voisin de palier. Pourquoi les points de vue divergent-ils autant sur la question de la négligence ? Parce que la parentalité diffère selon les cultures ! Et parce que l’immigration entraîne elle aussi de nombreux défis pour les familles…
C’est le constat d’une équipe du département de psychiatrie de l’Université McGill et de travail social de l’Université de la Colombie-Britannique. Leur étude vise à réduire les malentendus entre les familles migrantes, la population « native » et les services de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). En effet, face à la surreprésentation des familles migrantes dans les signalements pour négligence parentale à la DPJ, l’équipe rappelle que cette situation résulte en partie des différentes normes culturelles et des obstacles qu’engendre la migration. Leurs réflexions reposent sur les témoignages de 25 enfants et 19 parents issus de l’immigration qui vivent à Montréal.
Les aînés gardent les plus jeunes : inconscience ou maturité ?
À partir de quel âge les plus vieux peuvent-ils garder les plus jeunes en l’absence des parents ? Difficile de le définir clairement. La preuve : même la loi québécoise ne le spécifie pas. Les valeurs culturelles apportent une bonne part de la réponse. Selon les familles migrantes de l’étude, tout est une question d’éducation. Dans leur pays d’origine, on mise davantage sur l’indépendance et l’autosuffisance. Une combinaison gagnante selon elles, qui expliquerait la débrouillardise plus marquée de leurs enfants par rapport à ceux nés au Québec.
« [J]e suis allé à l’école à la Barbade quand j’avais trois ans, et je savais tout un tas de choses que mes enfants n’apprendraient pas ici. [D]ans les îles (…) ce qu’un enfant de cinq ans sait, apprend et développe comme compétences de vie est incomparable avec ici. » (Traduction libre des propos d’un parent)
Une question culturelle, sans nul doute, et, dans plusieurs cas, une question de nécessité. Un réseau familial réduit, un statut socioéconomique plus fragile et un horaire souvent atypique laissent peu d’alternatives de garde pour ces familles. Devant les longues heures de travail qui s’accumulent et les sorties obligatoires pour subvenir aux besoins de leur famille, les parents n’ont souvent d’autre choix que de laisser leurs enfants seuls.
Des familles en quête de solidarité
Côté soutien collectif, entre le pays d’origine et le Québec, les parents y voient le jour et la nuit ! De manière générale, ils affirment que les communautés de la Belle province semblent moins serviables et solidaires quand il est question de superviser les enfants. Selon eux, voisins ou parents entretiennent des relations impersonnelles et se serrent peu les coudes.
« Si j’étais monoparental, que je veux aller au magasin, je ne peux pas [demander à mon voisin] « peux-tu jeter un coup d’œil sur mes enfants le temps que je revienne ? » Vous savez, cela n’arrive pas. » (Traduction libre des propos d’un parent)
Qui dit communauté tissée serrée, dit aussi filet de sécurité pour les familles migrantes. Selon eux, c’est ce qui leur manque au Québec ! Bien que certaines trouvent le Canada plus sécuritaire que leur pays d’origine, d’autres, en raison du manque de responsabilité collective envers les enfants, se sentaient mieux chez elles.
« Vous savez, c’est bizarre qu’en Jamaïque, où c’est beaucoup plus violent qu’ici, que tout le monde communique entre eux et s’occupe les uns des autres. » (Traduction libre des propos d’un parent)
La peur de l’étiquette de « mauvais parents »
Alors qu’ils prennent des décisions parentales qu’ils jugent cohérentes avec leurs valeurs culturelles et les défis de la migration, l’étiquette de « mauvais parents » est une peur de chaque instant. À l’origine de cette crainte ? Le voisinage ou la Protection de la jeunesse. En effet, certains parents sentent que confier la responsabilité des plus jeunes à leurs aînés est mal comprise par la société québécoise. Pour eux, c’est le fruit d’un jugement réfléchi : ils font de leur mieux pour subvenir aux besoins de leurs enfants. Or, ils craignent qu’en raison de préjugés, de discrimination ou de malentendus, on qualifie cette pratique d’irresponsable.
« Si vos voisins voient que [une fille de 13 ans garde un enfant de deux ou trois ans], ils appelleront les flics. [E]t voyez-vous, dans notre communauté ça se fait, car on considère l’enfant assez âgé. » (Traduction libre des propos d’un parent)
De ce fait, les voisins sont davantage considérés comme des menaces que des alliés dans la garde des enfants, ce qui met définitivement en péril les relations de bon voisinage.
Confiance et coopération plutôt que commérages et interprétations
Reconnaître les valeurs culturelles, les contraintes matérielles, et le manque de clarté dans les lois du Québec : un premier pas plus que bienvenu pour des échanges non discriminatoires entre les familles migrantes, la population native et la Protection de la jeunesse. À ce sujet, les ateliers Espace Parents, offerts par plusieurs organismes communautaires de la région de Montréal, sont des espaces d’échanges et de discussions entre parents immigrants qui visent l’épanouissement parental en contexte d’immigration. Voilà un exemple d’initiative existante pour les familles, mais qu’en est-il du côté des autorités ? En septembre 2020, le bilan de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse fait état de la persistance du profilage racial et de la discrimination systémique au sein du système de protection de la jeunesse. Dans l’optique de créer des communautés solidaires où règnent la confiance mutuelle et la coopération, la Commission propose l’adoption d’une politique gouvernementale de lutte contre le racisme et la discrimination qui inclut un plan d’action en matière de profilage racial.